Kassad sent la douleur lui vriller la poitrine. Baissant les yeux, il voit par terre une rondelle de cinq centimètres de diamètre d’invulnarmure fondue. Seule la dernière couche de protection l’a sauvé. Mais il transpire comme une fontaine à l’intérieur, et les murs du tombeau luisent littéralement sous l’effet du rayonnement thermique évacué par sa combinaison. Des biomoniteurs appellent désespérément son attention, mais il ne semble pas y avoir de dégâts sérieux. Les capteurs de son armure annoncent quelques circuits endommagés, rien d’irréparable. Son arme est toujours chargée, en état de fonctionner.
Il réfléchit à ce qui est en train de se passer. Les tombeaux ont une valeur archéologique inestimable. Ils ont été conservés ainsi durant des siècles, et représentent le legs du présent aux générations futures. Cela n’a rien à voir avec le fait qu’ils évoluent en marche arrière dans le temps. Ce serait un crime à l’échelle interplanétaire si le colonel Fedmahn Kassad devait mettre sa vie plus haut que tous ces trésors.
— Oh, et puis merde ! s’exclame-t-il soudain en se laissant rouler en position de tir.
Il arrose de son feu laser la façade du Monolithe jusqu’à ce que le cristal se fracasse. Il se met à courir, lâchant tous les dix mètres des rafales de projectiles explosifs, en commençant par le haut du bâtiment. Des milliers d’échardes de miroir volent dans la nuit, tourbillonnant au ralenti jusqu’au sol, laissant à la face de l’édifice des trous aussi inesthétiques que des dents manquantes. Kassad règle de nouveau son arme sur faisceau large de lumière cohérente, et arrose l’intérieur à travers les panneaux cassés. Un rictus apparaît sur ses lèvres, derrière la visière, lorsqu’une forme dégringole, en flammes, sur plusieurs étages. Il tire des fhees – des faisceaux hautes énergies d’électrons – qui percent le Monolithe et creusent des cylindres parfaits de quatorze centimètres de diamètre sur cinq cents mètres de long dans la paroi rocheuse qui borde la vallée. Il lance des grenades à microfragmentation qui explosent en dizaines de milliers de fléchettes après avoir traversé la façade de cristal du Monolithe. Il lâche des chapelets d’éclats laser aléatoires capables d’aveugler tout ce qui regarde dans sa direction à partir de l’édifice. Il tire, enfin, des dards à guidage infrarouge par la chaleur du corps dans tous les orifices que lui offre la façade endommagée.
Il plonge dans l’entrée du Tombeau de Jade et relève sa visière. Les lueurs de l’édifice en flammes se reflètent sur les milliers d’éclats de cristal qui jonchent la vallée. La fumée monte dans la nuit où le vent s’est subitement calmé. Les dunes vermillon rougeoient sous les reflets des flammes. L’air résonne de temps à autre du carillon des stalactites de cristal qui se détachent et se brisent, certains pendant au bout d’un long filament de verre fondu.
Kassad éjecte les cartouches et les chargeurs vides, et les remplace par d’autres qu’il tire de sa ceinture. Il se laisse rouler sur le dos, respirant l’air frais qui vient de l’entrée du tombeau. Il ne se fait aucune illusion. Il pense que le tireur est encore en vie.
— Monéta… murmure-t-il.
Il ferme les yeux quelques secondes, s’accordant un répit avant de continuer.
Monéta lui est apparue pour la première fois sur le champ de bataille d’Azincourt, par une matinée de la fin du mois d’octobre 1415 de l’ancien calendrier. La plaine était jonchée de cadavres français et anglais. Il avait poursuivi un ennemi dans la forêt, et cet ennemi l’aurait tué s’il n’avait pas été aidé par une femme de haute taille, aux cheveux coupés court et aux yeux inoubliables. Après leur victoire commune, aspergés du sang du chevalier vaincu, ils ont fait l’amour à même le sol de la forêt.
Le Réseau Tactique Historique de l’École de Commandement Militaire d’Olympus avait organisé cette stimsim, plus proche de la réalité qu’aucune expérience de ce genre accessible aux civils. Mais le fantôme Monéta n’était pas une simple production de la sim. Au fil des ans, en tant qu’élève officier de l’ECMO et, plus tard, dans l’euphorie des rêves épuisés, postcathartiques, inévitablement provoqués par les combats réels, elle était revenue le hanter.
Fedmahn Kassad et l’ombre qui portait le nom de Monéta avaient fait l’amour dans des coins paisibles de champs de bataille aussi divers que ceux d’Antietam ou de Qom-Riyad. Invisible pour tout le monde, y compris les autres élèves officiers de la stimsim, Monéta était venue à lui durant les nuits tropicales où il était de garde et durant les journées glacées de siège dans les steppes russes. Les nuits de Kassad avaient été pleines de chuchotements passionnés lors de la victoire d’Alliance-Maui et quand il avait dû subir le douloureux processus de reconstitution physique après avoir été presque tué sur le continent Sud de Bressia. Monéta avait été, partout, son seul amour, sa seule passion déchaînée, mêlée à l’odeur du sang et de la poudre, au goût du napalm, des lèvres tendres et de la chair ionisée.
Puis il y avait eu Hypérion.
Le vaisseau-hôpital du colonel Fedmahn Kassad avait été attaqué par des vaisseaux-torches extros tandis qu’il revenait du système de Bressia. Il avait été le seul survivant. Il s’était emparé d’une navette extro et avait pu se poser en catastrophe à la surface de la planète, sur le continent Equus. De là, il avait gagné les hauts plateaux désertiques et les steppes inhabitées des terres inhospitalières qui s’étendent au-delà de la Chaîne Bridée. Puis il était entré dans la vallée des Tombeaux du Temps, le royaume du gritche.
Monéta l’y attendait. Ils avaient fait l’amour… Et quand les Extros s’étaient posés en force pour récupérer leur prisonnier, Kassad et Monéta, avec l’aide du gritche dont il sentait confusément la présence, avaient fait un carnage dans les rangs des Extros, détruisant leurs vaisseaux et leurs commandos, massacrant leurs fantassins. Durant une période de temps limitée, le colonel Fedmahn Kassad, originaire des bidonvilles de Tharsis, fils, petit-fils et arrière-petit-fils de réfugiés, enfant de Mars dans tous les sens du terme, avait connu le pur plaisir extatique de se servir du temps comme d’une arme, de se déplacer, invisible, parmi ses ennemis, et de jouer au dieu de destruction d’une manière qu’aucun guerrier mortel n’avait jamais pu imaginer en rêve.
Cependant, tandis qu’ils faisaient l’amour, Monéta s’était métamorphosée. Elle était devenue un monstre, ou bien le gritche s’était substitué à elle. Kassad ne se souvenait pas des détails. Il ne voulait pas s’en souvenir tant que ce n’était pas pour lui une question de vie ou de mort.
Ce qu’il savait, c’était qu’il était revenu ici pour retrouver le gritche et le tuer. Pour retrouver Monéta et la tuer. La tuer ? Il ne le savait pas vraiment. Tout ce que savait le colonel Fedmahn Kassad, c’était que l’aboutissement de toutes les passions d’une vie intensément passionnée le conduisait ici, en cet instant, et que, si c’était avec la mort qu’il avait rendez-vous, eh bien, qu’il en soit ainsi. Et si ce qui l’attendait était l’amour et la gloire ainsi qu’une victoire à en faire frémir les dieux du Walhalla, eh bien, ainsi soit-il aussi.
Kassad rabaisse sa visière, se remet debout et fonce en hurlant à l’extérieur du Tombeau de Jade. Son arme crache des grenades fumigènes et des nuages de leurres en direction du Monolithe, mais cela ne lui assure qu’une protection limitée eu égard à la distance qu’il doit parcourir à découvert. Quelqu’un de bien vivant tire toujours des parties hautes de l’édifice. Des balles et des charges pulsantes explosent sur son chemin tandis qu’il zigzague et feinte de dune en dune, d’un tas de décombres à l’autre.