Monsignore Édouard contempla songeusement son potage, comme s’il était plus important que la conversation en cours.
— Pas vraiment, dit-il. Saint Teilhard estimait que toute vie, à chaque niveau de conscience organique, faisait partie d’une évolution planifiée vers la convergence ultime avec Dieu. Son courant de pensée, ajouta-t-il avec un léger froncement de sourcils, a considérablement évolué depuis huit siècles, mais le fil commun est que nous considérons Jésus-Christ comme l’exemple incarné de ce que pourrait être la conscience ultime au plan humain.
Je m’éclaircis la voix.
— Est-ce que le jésuite Paul Duré n’a pas écrit assez abondamment sur cette question ? demandai-je.
Monsignore Édouard se pencha en avant pour me voir malgré Tyrena. Je lus une grande surprise sur son intéressant visage.
— Mais bien sûr, me dit-il. Je suis un peu étonné, je dois vous l’avouer, que vous ayez connaissance des travaux du père Duré.
Je soutins le regard perçant de l’homme qui, tout en exilant le jésuite sur Hypérion pour Apostasie, était demeuré son ami. Je songeai à un autre exilé du Nouveau-Vatican, le jeune Lénar Hoyt, gisant en ce moment dans un Tombeau du Temps pendant que les parasites cruciformes qui portaient l’ADN muté de Duré et le sien accomplissaient leur œuvre de résurrection sinistre. Comment cette abomination du cruciforme cadrait-elle avec les vues de Teilhard et de Duré concernant une inévitable et bienveillante évolution vers le divin ?
Spenser Reynolds, qui se disait visiblement que la conversation avait dévié trop longtemps hors de son camp, déclara d’une voix grave assez sonore pour noyer toutes les autres discussions de cette moitié de la table :
— Le fait est que la guerre, au même titre que la religion et que toutes les autres formes d’activités humaines qui captent et canalisent les énergies à une telle échelle, devrait abandonner sa littéralité de Ding an Sich, qui s’exprime généralement à travers la fascination servile d’un « objectif », et s’intéresser plutôt à la dimension artistique de son œuvre propre. Mon tout dernier projet…
— Et quel est l’objectif de votre Église, Monsignore ? demanda Tyrena Wingreen-Feif, volant le ballon à Reynolds sans élever la voix ni quitter le prélat des yeux.
— Aider l’humanité à connaître et à servir Dieu, déclara le petit homme en finissant son potage avec un bruit de succion impressionnant. J’ai entendu dire, monsieur le conseiller, continua-t-il en se tournant vers la projection Albedo, que le TechnoCentre poursuivait un objectif curieusement analogue. Est-il exact que vous soyez en train d’essayer de fabriquer votre propre dieu ?
Le sourire Albedo était parfaitement calculé pour être amical sans offrir aucun signe de condescendance.
— Ce n’est pas un secret, dit-il. Certains éléments du Centre travaillent depuis des siècles à l’établissement d’un modèle théorique d’intelligence artificielle qui dépasse de loin nos pauvres capacités intellectuelles. Je ne crois pas que l’on puisse parler de création d’un dieu, Monsignore. Il s’agit plutôt d’un programme de recherche destiné à explorer les voies ouvertes par votre saint Teilhard et par le père Duré.
— Mais vous estimez possible de régler votre propre évolution sur cette conscience supérieure ? demanda le commandant Lee, le héros de la flotte, qui avait écouté jusque-là avec attention. Vous pensez que l’on peut mettre au point une intelligence ultime de la même manière que nous avons conçu vos ancêtres rudimentaires à base de silicium et de micropuces ?
Albedo se mit à rire.
— Rien d’aussi simple ou d’aussi grandiose, j’en ai bien peur. Et lorsque vous dites « vous », commandant, permettez-moi de vous rappeler que je ne suis qu’une modeste personnalité parmi un assemblage d’intelligences non moins diverses que les humains qui peuplent cette planète, et même le Retz tout entier. Le TechnoCentre n’a rien de monolithique. Il comporte autant de factions, de philosophies, de croyances, de théories, et même de religions, pourrait-on dire, que n’importe laquelle de vos communautés.
Il noua ses mains, comme s’il pensait à une bonne plaisanterie, et poursuivit :
— Je préfère, pour ma part, songer à cette quête de l’Intelligence Ultime comme à un passe-temps plutôt qu’une religion. Un peu comme le navire dans la bouteille, commandant, ou bien une discussion sur le nombre d’anges qui pourraient tenir sur une tête d’épingle, Monsignore.
Tout le monde eut un rire poli, à l’exception de Reynolds, qui faisait involontairement la moue, sans doute en cherchant le moyen de reprendre le contrôle de la conversation.
— Que pensez-vous des bruits qui courent selon lesquels le TechnoCentre aurait construit une réplique parfaite de l’Ancienne Terre afin de faciliter la mise au point de cette Intelligence Ultime ? demandai-je, stupéfait moi-même d’avoir posé cette question.
Le sourire Albedo ne vacilla pas, son regard amical demeura fixé sur moi, mais il y eut une nanoseconde où quelque chose passa dans la projection. De l’étonnement ? De la colère ? De l’amusement ? Je n’en ai pas la moindre idée. Il aurait pu communiquer en privé avec moi pendant l’éternité de cette seconde, me transmettre d’énormes quantités de données par l’intermédiaire de mon propre cordon ombilical avec le TechnoCentre ou par les corridors invisibles que nous nous sommes réservés dans le dédale de l’infosphère que les humains croient beaucoup plus simple qu’en réalité. Il aurait pu aussi bien me tuer, en faisant valoir la supériorité de son grade sur celui des dieux du TechnoCentre qui présidaient aux destinées d’une modeste conscience comme la mienne. C’eût été pour lui aussi simple que, pour le directeur d’un institut de recherche, de demander à ses laborantins d’anesthésier de manière permanente une souris de laboratoire rétive.
Les conversations s’étaient arrêtées d’un bout à l’autre de la table. Même Meina Gladstone et son entourage de mégapersonnalités regardèrent de notre côté tandis que le conseiller Albedo accentuait son sourire en répliquant :
— Quelle rumeur étonnamment charmante ! Et pourriez-vous nous expliquer, H. Severn, comment on fait – et, particulièrement, comment pourrait faire une organisation telle que le TechnoCentre, que vos propres commentateurs ont qualifiée de « bande de cerveaux désincarnés et de programmes aberrants qui se sont échappés des circuits et passent la plupart de leur temps à se gratter leur nombril intellectuel inexistant »#nbsp#– pour construire une « réplique parfaite de l’Ancienne Terre »#nbsp#?
Je regardai la projection, et même à travers elle, en m’avisant, pour la première fois, que le couvert et les mets en faisaient partie. Le conseiller avait continué de manger durant la discussion.
— Croyez-vous qu’il soit venu à l’esprit des propagateurs de cette rumeur, continua-t-il d’un air profondément amusé, qu’une « réplique parfaite de l’Ancienne Terre » ne serait pas autre chose que l’Ancienne Terre elle-même, pour le meilleur et pour le pire ? En quoi pourrait-elle donc servir à explorer les possibilités théoriques d’une matrice d’intelligence artificielle améliorée ?
Je ne répondis pas. Un silence inconfortable tomba sur cette partie de la table. Monsignore Édouard se racla la gorge avant de murmurer :
— Il semblerait qu’une… euh… société capable de fabriquer la réplique exacte d’un monde, et particulièrement celle d’un monde détruit depuis quatre cents ans, n’ait aucun besoin de chercher Dieu. Elle serait Dieu.
— Précisément ! fit Albedo en éclatant de rire. C’est une rumeur insensée, mais délicieuse ! Absolument délicieuse !