Des rires de soulagement emplirent le trou de silence. Spenser Reynolds commença à parler de son fameux projet de synchronisation des suicides du haut d’un pont sur une vingtaine de mondes tandis que Tyrena Wingreen-Feif lui volait une fois de plus l’attention générale en passant un bras autour de Monsignore Édouard pour l’inviter à prolonger la soirée par un bain de minuit en simple appareil dans la piscine de son domaine flottant de Mare Infinitus.
Je vis que le conseiller Albedo gardait les yeux fixés sur moi, me tournai à temps pour apercevoir les regards inquisiteurs que me jetaient Leigh Hunt et Gladstone, puis ne prêtai plus attention qu’aux garçons qui apportaient le plat principal sur des plateaux d’argent.
Le festin fut vraiment excellent.
15.
Je n’allai pas au bain de minuit de Tyrena. Spenser Reynolds non plus. Je le vis en grande conversation avec Sudette Chire. J’ignore si Monsignore Édouard se laissa convaincre par Tyrena.
Le banquet n’était pas encore tout à fait fini. Le comité du Fonds Social se mit à faire discours sur discours, et les sénateurs commençaient à s’impatienter lorsque Leigh Hunt vint chuchoter à mon oreille que le groupe de la Présidente était sur le point de s’en aller et que j’étais prié de le suivre.
Il était un peu moins de 23 heures, heure standard du Retz. Je pensais que nous allions rentrer à la Maison du Gouvernement, mais lorsque je franchis le portail monopasse – j’étais le dernier à l’exception de la garde prétorienne qui assurait nos arrières – je fus surpris d’émerger dans un corridor de pierre où s’ouvraient une série de fenêtres donnant sur un lever de soleil martien.
Techniquement, Mars ne fait pas partie du Retz. La plus vieille colonie extraterrestre de l’humanité a été délibérément rendue difficile à atteindre. Les pèlerins gnostiques zen qui veulent se rendre au Rocher du Maître dans le bassin de Hellas sont obligés de se distransporter d’abord jusqu’à la station du Système Central, puis de prendre la navette qui part de Ganymède ou d’Europa pour aller sur Mars. Cela ne représente qu’un délai supplémentaire de quelques heures, mais pour une société où tout se trouve littéralement à dix pas cela équivaut à une aventure réservée à ceux qui ont le sens du sacrifice. Au demeurant, à part quelques historiens et professionnels de la culture du cactus à des fins vinicoles, il y a très peu de raisons d’être attiré par Mars. Avec le déclin graduel du gnosticisme zen au cours de ce dernier siècle, même les voyages des pèlerins se sont espacés. Plus personne ne s’intéresse à Mars.
Plus personne, excepté la Force. Bien que ses locaux administratifs se trouvent sur TC2 et que ses bases soient réparties dans tout le Retz et sur tous les protectorats, Mars demeure le véritable centre de l’organisation militaire, avec pour cœur l’École de Commandement Militaire d’Olympus.
Un petit groupe de personnalités militaires attendait les politiques. Tandis qu’ils tournaient les uns autour des autres comme deux galaxies qui entrent en collision, je m’avançai vers l’une des fenêtres pour regarder à l’extérieur.
Le corridor faisait partie d’un complexe creusé dans l’une des crêtes supérieures du mont Olympus. De l’endroit où nous étions, à plus de quinze mille mètres d’altitude, on avait l’impression que le regard embrassait la moitié de la planète. De ce point d’observation, Mars tout entière était un vaste volcan bouclier, et la perspective réduisait les routes, la vieille cité au pied de la falaise, les forêts et les taudis du plateau de Tharsis à de simples pattes de mouche au milieu d’un paysage rouge qui semblait inchangé depuis que les hommes avaient posé le pied sur ce monde, l’avaient revendiqué au nom d’une nation nommée Japon, et en avaient fait une ou deux photos.
Je contemplais le lever du petit soleil, émerveillé à l’idée que c’était le soleil, celui de nos origines, et admirant les jeux de lumière incroyables sur les nuages qui surgissaient des abîmes obscurs pour grimper à l’assaut de la paroi vertigineuse, lorsque Leigh Hunt s’approcha de moi pour me dire :
— La Présidente s’entretiendra avec vous après la réunion.
Il me remit deux carnets d’esquisses que l’un de ses collaborateurs avait apportés de la Maison du Gouvernement, en ajoutant :
— J’espère que vous êtes bien conscient que tout ce que vous verrez et entendrez à cette réunion est hautement confidentiel ?
Je fis comme si ce n’était pas une question.
De larges portes de bronze s’ouvrirent dans les parois de pierre. Des lumières s’allumèrent le long d’un plan incliné et d’un escalier recouverts de moquette feutrée et conduisant à la table du Conseil de Guerre, au centre d’un vaste espace noir qui aurait pu être un auditorium entouré de ténèbres absolues s’il n’y avait pas eu cet îlot d’illumination. Des huissiers s’avancèrent pour nous montrer la voie et nous avancer nos sièges, puis s’effacèrent dans l’obscurité. Non sans réticences, je tournai le dos au lever de soleil et rejoignis les autres dans la fosse.
Le général Morpurgo et une troïka de gradés de la Force firent en personne le point de la situation militaire. Les diagrammes étaient à des années-lumière des rudimentaires panneaux et holos de la Maison du Gouvernement. Nous nous tenions au milieu d’un vaste espace capable de contenir huit mille élèves officiers et leur encadrement, si nécessaire, mais l’obscurité qui nous entourait était à présent principalement occupée par des holos et des diagrammes de qualité oméga, chacun de la taille d’un terrain de freeball. C’était, d’une certaine manière, effrayant.
Mais pas moins que le contenu des informations militaires.
— Nous sommes en train de perdre le système d’Hypérion, conclut Morpurgo. Au mieux, nous pouvons espérer contenir l’essaim extro à une quinzaine d’UA de la sphère de singularité distrans, en nous attendant à être constamment l’objet d’attaques ponctuelles de harcèlement de la part de leurs petites unités de combat. Au pis, nous devrons nous replier sur des positions défensives afin d’évacuer la flotte et les citoyens de l’Hégémonie, ce qui signifie que nous laisserons les Extros s’emparer d’Hypérion.
— Et ce coup décisif que vous nous aviez promis ? demanda le sénateur Kolchev, près de la tête de la table en forme de losange. Je croyais que l’essaim allait être démantelé !
Morpurgo se racla la gorge en se tournant vers l’amiral Nashita, qui se leva. L’uniforme noir du commandant de la flotte spatiale donnait l’illusion que son visage renfrogné flottait au milieu de l’obscurité. Je ressentis une impression de déjà vu devant ce spectacle, mais je me tournai vers Meina Gladstone, à présent éclairée par les cartes lumineuses et les diagrammes multicolores qui flottaient au-dessus de nous comme des versions holospectrales de la fameuse épée de Damoclès, et je commençai un nouveau croquis d’elle. J’avais abandonné mes carnets d’esquisses, et je me servais maintenant d’un crayon lumineux et d’une feuille électronique souple.
— Tout d’abord, nos renseignements sur les essaims étaient nécessairement limités, fit l’amiral Nashita tandis que les diagrammes se recomposaient. Les sondes de reconnaissance et les éclaireurs longue distance ont été incapables de nous dévoiler la véritable nature des unités de migration extros. Le résultat est que nous avons gravement sous-estimé la puissance de combat de cet essaim. Nos efforts pour percer les défenses extros en employant uniquement des chasseurs et des vaisseaux-torches à long rayon d’action n’ont pas été aussi fructueux que nous l’espérions. En outre, l’obligation de maintenir un périmètre défensif de cette importance autour du système d’Hypérion a tellement accaparé nos deux unités d’intervention qu’il est devenu impossible d’affecter un nombre suffisant de vaisseaux à une opération offensive d’envergure.