— Tous les trois ou quatre ans au moins, répliqua sèchement Nashita. N’oubliez pas que ces distances représentent des mois de voyage, même à la vitesse des vaisseaux de spin, et que le déficit de temps, de notre point de vue, peut atteindre une douzaine d’années.
— Avec ces années de décalage entre les observations directes, insista le sénateur, comment faites-vous pour connaître la position des essaims à un moment précis ?
— Les traînées Hawking ne mentent pas, sénateur, fit l’amiral d’une voix absolument neutre. Il est absolument impossible de simuler le sillage de distorsion Hawking. Ce que vous voyez ici, c’est la position en temps réel de plusieurs centaines – ou, dans le cas des gros essaims, plusieurs milliers – d’unités de propulsion en mouvement. Comme dans le cas des mégatransmissions, le déficit de temps est nul.
— Je vois, fit Kolchev d’une voix aussi glacée que celle de l’amiral. Mais supposez que les essaims voyagent à des vitesses inférieures à celles des vaisseaux de spin…
Pour la première fois, Nashita nous fit un vrai sourire.
— Inférieures aux vitesses hyperluminiques, sénateur ?
— C’est cela.
Je vis Morpurgo et quelques autres militaires secouer la tête ou dissimuler un sourire. Seul le jeune capitaine de frégate William Ajunta Lee était penché en avant, la mine sérieuse et attentive.
— À des vitesses infraluminiques, murmura l’amiral Nashita d’un air impassible, nous laisserons le soin à nos arrière-arrière-petits-enfants de prévenir leurs petits-enfants d’une menace d’invasion.
Kolchev ne se démonta pas pour si peu. Il se leva et indiqua l’endroit où l’essaim le plus proche incurvait sa trajectoire au-dessus d’Heaven’s Gate pour s’éloigner de l’Hégémonie.
— Et si cet essaim-là s’approchait de nous sans utiliser la propulsion Hawking ?
Nashita soupira, ostensiblement agacé de voir que la discussion dérivait vers des futilités sans rapport avec le sujet.
— Je vous assure, sénateur, que si les propulseurs de cet essaim s’arrêtaient en ce moment même pour se diriger vers le Retz, il ne faudrait pas moins de… (il plissa les yeux tandis qu’il consultait ses implants et ses liaisons com) deux cent trente années standard pour qu’ils parviennent à nos frontières. Ce n’est donc pas un facteur à prendre en considération pour la décision qui nous intéresse.
Meina Gladstone se pencha en avant, et tous les regards se tournèrent vers elle. J’enregistrai mon dessin dans la mémoire de la feuille électronique et en commençai un nouveau.
— Amiral, il me semble que la véritable question qui nous occupe actuellement est, d’une part, la nature sans précédent de la concentration de nos forces au voisinage d’Hypérion, et, d’autre part, le danger qu’il y a à mettre tous ses œufs dans le même panier.
Un murmure amusé se propagea autour de la table. Gladstone était connue pour ses aphorismes, anecdotes et clichés si anciens et si oubliés qu’ils en paraissaient tout neufs. Il semblait bien que ce fût le cas pour celui-là.
— Sommes-nous en train de mettre tous nos œufs dans le même panier ? demanda-t-elle.
Nashita s’avança vers la table et y posa les deux mains à plat. Ce geste soulignait la personnalité hors du commun de ce petit homme, qui était capable d’imposer sans effort son autorité aux autres.
— Je ne le pense vraiment pas, dit-il. (Sans se tourner, il fit un geste en direction de l’affichage derrière lui et au-dessus de sa tête.) Les essaims les plus proches ne peuvent en aucun cas atteindre l’espace hégémonien avant un délai de deux mois en propulsion Hawking. Cela représente trois années de notre temps. Nos forces spatiales disposées autour d’Hypérion – à supposer qu’elles soient largement déployées et en position de combat – mettraient moins de cinq heures pour se replier et se distranslater en n’importe quel point du Retz.
— Cela ne peut pas concerner les flottes stationnées en dehors du Retz, intervint le sénateur Richeau. Nous ne pouvons pas laisser les colonies sans protection.
Nashita fit un geste vague.
— Les deux cents vaisseaux de renfort destinés à rendre décisive la campagne d’Hypérion se trouvent tous actuellement à l’intérieur du Retz, ou sont des portiers disposant d’équipements distrans. Aucune flotte affectée à la défense des colonies ne sera mise à contribution.
— Mais si la porte distrans d’Hypérion était endommagée ou capturée par les Extros ? demanda Gladstone en secouant la tête.
À en juger par les murmures et l’agitation que ces paroles provoquèrent parmi les civils assemblés autour de la table, je compris que Gladstone venait de mettre le doigt sur un point crucial. Nashita hocha la tête d’un air presque satisfait et fit quelques pas en arrière en direction de la petite estrade, comme si c’était là la remarque qu’il attendait depuis le début et qui marquait la fin des digressions irritantes.
— Excellente question, dit-il. Nous l’avons déjà évoquée lors de nos précédentes réunions, mais je vais la traiter un peu plus en détail. Tout d’abord, nous disposons d’une certaine marge de sécurité dans nos équipements distrans. Nous avons actuellement deux vaisseaux portiers dans le système, et nous en enverrons trois autres en même temps que les renforts. Il y a très peu de chances pour que ces cinq vaisseaux soient détruits, surtout si l’on considère que les renforts nous donneront une capacité défensive considérable. Deuxièmement, il n’y a absolument aucune chance pour que les Extros s’emparent de l’un de ces vaisseaux intact et l’utilisent pour envahir le Retz. Chaque bâtiment, et même chaque individu qui transite par une porte de la Force doit être préalablement identifié par des microtranspondeurs codés absolument inviolables et quotidiennement remis à jour…
— Les Extros ne pourraient-ils pas déchiffrer ces codes… et les remplacer par d’autres ? demanda le sénateur Kolchev.
— Impossible, dit Nashita en faisant les cent pas sur l’estrade, les mains croisées derrière le dos. Les codes sont changés chaque jour par mégatrans à partir du QG retzien de la Force, et…
— Pardonnez-moi, intervins-je, moi-même surpris d’entendre ma voix dans cette assemblée, mais j’ai fait un bref séjour dans le système d’Hypérion ce matin même, et je n’ai pas eu conscience d’avoir utilisé un code…
Les regards se tournèrent vers moi. L’amiral Nashita, de nouveau, donna l’impression d’un hibou dont la tête aurait pivoté sur des roulements à billes sans friction.
— Soyez pourtant assuré, H. Severn, me dit-il, que H. Hunt et vous avez reçu un code au moyen de lasers infrarouges, discrètement et sans que vous ressentiez quoi que ce soit, avant chacun de vos passages distrans.
Je hochai la tête, étonné qu’il se souvienne de mon nom, jusqu’au moment où je me rappelai qu’il avait lui aussi des implants.
— Troisièmement, continua Nashita comme si je ne l’avais jamais interrompu, en supposant que l’impossible se produise et que les Extros anéantissent nos défenses, s’emparent d’une porte distrans intacte, court-circuitent nos codes de protection et fassent fonctionner un appareillage complexe auquel ils ne connaissent rien et dont nous leur refusons la technologie depuis plus de quatre siècles… même en supposant tout cela, leurs efforts ne serviraient à rien, car tous les mouvements militaires à destination d’Hypérion transitent obligatoirement par la base de Madhya.
— Par où ? demandèrent plusieurs voix.
Je n’avais entendu parler de cette planète qu’à travers le récit où Brawne Lamia racontait la mort de son client. Nashita prononçait, comme elle, « ma-dieu ».