— Par Madhya, répéta l’amiral en souriant maintenant pour de bon, d’un étrange sourire de petit garçon. Ne cherchez pas dans vos persocs, mesdames et messieurs. Le système de Madhya est un système « noir », qui ne se trouve ni dans les répertoires ni dans les annuaires distrans civils. Nous le réservons précisément à ce genre d’usage. Il ne possède qu’une seule planète habitable, qui ne sert que pour l’extraction minière et pour nos bases. Madhya est notre ultime position de repli. Si les Extros réussissaient l’impossible et enfonçaient nos défenses et nos portes distrans dans le système d’Hypérion, le seul endroit où ils pourraient aller ensuite serait Madhya, où une considérable puissance de feu automatique attend tout ce qui chercherait à passer. Même en imaginant l’impossible au carré, c’est-à-dire la survie de leur flotte jusqu’à l’intérieur du système de Madhya, les liaisons distrans avec l’extérieur s’autodétruiraient et leurs vaisseaux seraient bloqués à des années de distance du Retz.
— D’accord, fit remarquer le sénateur Richeau, mais les nôtres aussi. Les deux tiers de notre flotte seraient immobilisés dans le système d’Hypérion.
— C’est vrai, reconnut l’amiral. Les chefs d’état-major et moi nous avons soigneusement et longuement pesé les conséquences éventuelles d’un tel évènement, statistiquement improbable, pour ne pas dire tout à fait impossible… Nous pensons que le risque est acceptable. Si l’impossible devait se produire, nous aurions encore deux cents vaisseaux en réserve pour défendre le Retz. En mettant les choses au pis, nous aurons perdu Hypérion après avoir porté aux Extros un coup terrible, qui les dissuaderait certainement de toute agression future. Mais telle n’est pas l’issue à laquelle nous nous attendons. En envoyant rapidement sur place un renfort de deux cents vaisseaux, dans les huit heures standard qui viennent, nous avons l’assurance à 99 pour 100 de nos prévisionnistes – et de ceux de l’Assemblée consultative des IA – que l’essaim extro qui nous attaque sera totalement détruit, avec des pertes négligeables de notre côté.
Meina Gladstone se tourna vers le conseiller Albedo. Sous cet éclairage tamisé, la projection était parfaite.
— Je ne savais pas, lui dit-elle, que la question avait été posée à l’Assemblée consultative. Pensez-vous que ce chiffre de 99 pour 100 soit fiable ?
Albedo lui sourit.
— Tout à fait fiable, madame. Le facteur de probabilité était de 99,962.794 pour 100. (Son sourire s’élargit.) Assez rassurant pour mettre momentanément tous les œufs dans le même panier, ne croyez-vous pas ?
Gladstone ne lui rendit pas son sourire.
— Amiral, demanda-t-elle, combien de temps pensez-vous que les combats dureront après l’arrivée des renforts ?
— Une semaine standard, H. Présidente, au maximum.
Le sourcil gauche de Gladstone se souleva légèrement.
— Si peu de temps ?
— Oui, madame.
— Général Morpurgo, qu’en pense la Force ?
— Nous sommes d’accord, H. Présidente. Il est urgent d’acheminer des renforts. Cent mille marines et fantassins seront transportés sur les lieux pour nettoyer les restes de l’essaim.
— En sept jours standard ou moins ?
— Oui.
— Amiral Singh ?
— C’est absolument nécessaire, H. Présidente.
— Général Van Zeidt ?
Un par un, les chefs d’état-major et les militaires présents durent donner leur avis. Même le commandant de l’École d’Olympus gonfla la poitrine quand il fut consulté. Tout le monde conseilla l’envoi de renforts.
— Capitaine Lee ?
Tous les regards se tournèrent vers le jeune capitaine de frégate. Je remarquai un certain raidissement et quelques froncements de sourcils parmi les militaires de haut grade, et compris que Lee était ici sur invitation de la Présidente et non par la grâce de ses supérieurs. Je me souvins d’une remarque que l’on prêtait à Gladstone à propos du capitaine Lee, capable de « faire preuve de l’intelligence et de l’esprit d’initiative qui manquaient parfois aux responsables de la Force ». Je soupçonnais sa carrière d’être bien compromise par sa présence ici ce soir.
Le capitaine de frégate William Ajunta Lee changea nerveusement de position sur son siège.
— Pardonnez-moi, madame la Présidente, mais je ne suis qu’un jeune officier de marine, et je ne me sens pas qualifié pour donner mon avis sur une question stratégique de cette importance.
Gladstone ne sourit pas. Son hochement de tête fut presque imperceptible.
— J’apprécie votre position, capitaine. Je suis sûre que vos supérieurs ici présents l’apprécient aussi. Cependant, j’aimerais tout de même que vous nous fassiez part de votre opinion.
Lee se redressa sur sa chaise. L’espace d’un instant, on put lire dans son regard à la fois le désespoir et la conviction d’un petit animal pris dans les mâchoires d’un piège.
— Puisque vous me le demandez, madame la Présidente, je dois dire que mon instinct – et il s’agit uniquement d’instinct, car je suis profondément ignorant de toute notre tactique interstellaire – va à l’encontre de cet acheminement de renforts. (Il prit une inspiration profonde.) Il s’agit d’une opinion purement militaire, madame la Présidente. J’ignore les tenants et les aboutissants politiques de la défense du système d’Hypérion.
Gladstone se pencha en avant.
— D’un point de vue purement militaire, capitaine, pouvons-nous savoir pour quelles raisons vous vous opposez à ces renforts ?
De ma place, une demi-tablée plus loin, je sentis presque physiquement l’impact des regards de tous ces militaires braqués comme un de ces lasers d’un million de joules utilisés pour bombarder des sphères de deutérium-tritium dans un ancien réacteur à fusion à confinement inertiel. Je fus même étonné de ne pas le voir s’affaisser, imploser, s’embraser et fondre sous nos yeux.
— D’un point de vue militaire, murmura-t-il d’une voix calme malgré son regard désespéré, les deux erreurs les plus fatales que l’on puisse commettre sont la division des forces et, comme vous l’avez dit, madame la Présidente, le fait de mettre tous les œufs dans le même panier. Sans compter que, dans le cas présent, il ne s’agit même pas de notre propre panier.
Gladstone hocha la tête et se laissa aller en arrière dans son fauteuil, les mains jointes par le bout des doigts sous son menton.
— Capitaine, cracha littéralement le général Morpurgo, maintenant que vous nous avez fait profiter de vos… conseils, pouvons-nous vous demander si vous avez déjà participé à une bataille spatiale ?
— Non, mon général.
— Avez-vous reçu une formation vous préparant à une telle bataille, capitaine ?
— Hormis les cours de base de l’École de Commandement Militaire d’Olympus en histoire, non, mon général.
— Avez-vous déjà participé à la préparation stratégique d’une bataille au-dessus du niveau de… Combien de vaisseaux de surface avez-vous commandés sur Alliance-Maui, capitaine ?
— Un seul, mon général.
— Un seul… répéta Morpurgo dans un souffle. Et c’était un gros bâtiment, capitaine ?
— Pas très gros, mon général.
— Ce commandement vous a-t-il été attribué par la voie normale, ou en raison des vicissitudes de la guerre ?
— Le commandant de bord a été tué, mon général. J’ai pris sa place en tant qu’officier le plus gradé à bord. Nous étions dans la phase finale de l’offensive, et…
— Ce sera tout, capitaine.