Une formation de tapis hawking passa dans le ciel. Les touristes qui les chevauchaient riaient aux éclats et s’interpellaient bruyamment. Beaucoup plus haut qu’eux, un gros VEM d’excursion occulta le soleil durant quelques minutes. Dans son ombre, Meina Gladstone jeta le brin d’herbe et posa les coudes sur ses genoux. Elle songeait à la trahison du consul. Elle l’avait escomptée, elle avait joué là-dessus, sachant qu’un homme comme lui, élevé sur cette planète et descendant direct de Siri, sauterait sur l’occasion de se ranger du côté des Extros dans l’inévitable bataille dont Hypérion était l’enjeu. Elle n’avait pas été seule à fomenter ce plan. Leigh Hunt avait joué un rôle important dans sa préparation, qui avait duré des décennies. Il s’était agi de placer le bon individu au bon endroit pour qu’il contacte les Extros et qu’il soit persuadé, en activant le dispositif qui annulait le champ anentropique des marées du temps d’Hypérion, de trahir les deux camps à la fois.
Le consul avait agi comme prévu. Cet homme, qui avait donné à l’Hégémonie quarante années de sa vie et qui avait perdu sa femme et son enfant pour la même cause, avait fini par faire exploser sa vengeance comme une bombe à retardement demeurée inactive pendant près d’un demi-siècle.
Gladstone n’avait tiré aucune satisfaction de cette trahison. Le consul avait vendu son âme, et il aurait à payer pour cela un terrible prix, aussi bien dans l’histoire que dans son propre esprit. Mais cette trahison n’était encore rien à côté de celle qu’elle s’apprêtait à commettre. En tant que Présidente de l’Hégémonie, elle était le chef symbolique de cent cinquante milliards d’âmes humaines. Et elle se préparait à les trahir toutes, sous prétexte de sauver l’humanité.
Elle se leva, ressentant le poids de l’âge et des rhumatismes dans ses os. Elle marcha lentement jusqu’au terminex. Elle s’arrêta quelques instants devant le portail qui bourdonnait doucement, regardant par-dessus son épaule pour contempler une dernière fois Alliance-Maui. La brise venue de la mer n’apportait que l’odeur du pétrole et des gaz des raffineries, et elle détourna rapidement la tête.
Le poids de Lusus tomba sur ses épaules comme une lourde chaîne d’acier. C’était l’heure d’affluence dans le Quartier Marchand, et des milliers de citadins, de banlieusards et de touristes venus faire leurs courses encombraient les galeries et les escaliers mécaniques, parfois longs d’un kilomètre, de leur humanité bigarrée, donnant à l’air une lourdeur recyclée qui se mêlait aux effluves d’huile et d’ozone du circuit atmosphérique fermé. Ignorant les niveaux les plus luxueux, elle emprunta une navette perstrans automatique pour parcourir les dix kilomètres qui la séparaient du Temple gritchtèque.
Il y avait des barrières de police et des champs de confinement mauves à la sortie du large escalier d’accès. Le Temple lui-même était dans l’obscurité, ses ouvertures barricadées de planches. Plusieurs vitraux donnant sur le Quartier Marchand avaient été brisés. Gladstone avait reçu des rapports sur ces émeutes plusieurs mois auparavant. On disait que l’évêque et son entourage avaient fui Lusus.
Elle se rapprocha du champ de confinement. Elle regarda quelques instants le grand escalier que Brawne Lamia avait gravi en traînant son client et amant mortellement blessé, le premier cybride de Keats, pour demander asile aux prêtres gritchtèques qui les attendaient. Gladstone avait bien connu le père de Brawne. Elle avait siégé plusieurs années au Sénat en même temps que lui, à leurs débuts. Byron Lamia était un homme brillant. À une époque, bien avant que la mère de Brawne n’arrive de sa lointaine province de Freeholm, Gladstone avait même envisagé de l’épouser. Quand il était mort, elle avait senti qu’une partie de sa propre jeunesse était enterrée avec lui.
Le sénateur Byron Lamia avait toujours eu l’obsession du TechnoCentre et de la mission qu’il s’était donnée de libérer l’humanité de la servitude que les IA lui imposaient depuis cinq siècles, sur des milliers d’années-lumière de distance. C’était lui qui lui avait fait prendre conscience du danger et qui était à l’origine de la terrible trahison qu’elle s’apprêtait à commettre.
C’était le « suicide » du sénateur qui l’avait incitée, depuis des décennies, à ne jamais relâcher sa prudence. Elle ignorait si c’étaient des agents du Centre qui avaient orchestré sa mort, ou si c’étaient seulement des éléments de la hiérarchie hégémonienne qui avaient agi de manière à protéger leurs intérêts menacés. La seule chose dont Gladstone était certaine, c’était que Byron Lamia n’aurait jamais mis délibérément fin à ses jours, n’aurait jamais abandonné de cette manière sa femme et sa fille. Son dernier acte politique au Sénat avait été de proposer le statut de protectorat pour Hypérion, ce qui aurait eu pour effet de faire entrer cette planète au sein du Retz vingt années standard avant les évènements qui se déroulaient en ce moment. Après sa mort, la proposition, que soutenait également une certaine Meina Gladstone, dont on commençait à parler, avait été purement et simplement retirée.
Elle trouva un puits de chute et quitta les niveaux marchands et résidentiels pour s’enfoncer dans les zones de service et de maintenance, puis dans celles des réacteurs. Les haut-parleurs du puits, en même temps que ceux de son persoc, commencèrent à l’avertir qu’elle pénétrait dans des secteurs non autorisés au public, à une grande profondeur sous les ruchers, où la sécurité ne pouvait plus être assurée. Le programme du puits essaya d’arrêter la descente, mais elle lança un code prioritaire et fit taire les messages d’alarme. Elle continua de s’enfoncer dans des niveaux où l’éclairage était de plus en plus rudimentaire, parmi des enchevêtrements de câbles à fibres optiques et de conduites de chauffage et de réfrigération. Finalement, elle s’arrêta à un endroit où la roche était nue.
Gladstone sortit dans un couloir mal éclairé par quelques globes bioluminescents et par une peinture phosphorescente à l’aspect huileux. Des gouttes d’eau tombaient de mille fissures du plafond et des parois, s’accumulant en flaques à l’aspect toxique. Des jets de vapeur sortaient d’ouvertures qui communiquaient peut-être avec d’autres galeries, ou qui n’étaient que de simples trous. Quelque part, au loin, on entendait le rugissement ultrasonique du métal mordant le métal. Beaucoup plus près, elle perçut quelques accords électroniques de nihilmusique, puis un cri d’homme, suivi d’un rire de femme. Des voix résonnèrent, métalliques, dans les conduites et les puits. Un fusil à fléchettes fit entendre sa détonation rêche.
La ruche des Poisses… Gladstone arriva à une intersection de galeries et s’arrêta pour regarder autour d’elle. Le minidrone descendit tourner au-dessus de sa tête en bourdonnant comme un insecte en colère. Il demandait impérieusement de l’aide. Seul le code prioritaire de la Présidente l’empêchait de se faire entendre plus fort.
La ruche des Poisses… C’était là que Brawne Lamia et son amant cybride s’étaient cachés durant les quelques heures qui avaient précédé leur tentative de se réfugier dans le Temple gritchtèque. C’étaient les bas-fonds du Retz, l’un des nombreux endroits fréquentés par la pègre, où l’on pouvait se procurer au marché noir à peu près n’importe quoi, depuis le flash-back jusqu’aux armes spéciales de la Force, en passant par les androïdes interdits ou les traitements Poulsen parallèles qui pouvaient aussi bien vous tuer que vous rajeunir de vingt ans. Elle prit, sur sa droite, la galerie la plus sombre.