Le poète se servit de son béret pour s’éponger le visage tout en contemplant les ruines. La cité était toujours aussi blanche, de la même blancheur que les ossements parfois découverts par les dunes ou que les dents au milieu d’une tête de mort terreuse. De l’endroit où il se trouvait, Martin Silenus put constater que de nombreux bâtiments n’avaient presque pas changé depuis l’époque où il les avait vus pour la dernière fois, plus d’un siècle et demi auparavant. L’Amphithéâtre des Poètes était toujours là, inachevé mais imposant, même en ruine, Colisée d’un autre monde envahi de lierre du désert et de vigne vierge. Le grand atrium était ouvert sur le ciel, les galeries défoncées, non pas par le temps, Silenus le savait, mais par les projectiles, les roquettes et les charges explosives des inutiles gardes de la sécurité du roi Billy le Triste au cours des décennies qui avaient suivi l’évacuation de la cité. Ils avaient juré d’avoir la peau du gritche. Ils voulaient tuer Grendel à coups rageurs d’électronique et de lumière cohérente après qu’il eut dévasté le grand hall du château.
Silenus laissa échapper un rire gloussant et se pencha en avant. La tête lui tournait soudain à cause de la chaleur et de l’épuisement.
Il voyait le dôme de la Maison Commune où il avait pris ses repas, tout d’abord avec des centaines d’artistes comme lui, puis en silence et seul parmi une poignée d’autres qui avaient choisi de rester, pour d’obscures raisons à eux, après l’évacuation vers Keats décidée par Billy, puis véritablement tout seul, le dernier. Un jour, il avait fait tomber une coupe, et le grand hall avait résonné durant une bonne demi-minute sous la coupole ornée de graffiti par les plantes grimpantes.
Seul avec les Morlocks, songea-t-il. Mais il n’avait même pas eu la compagnie des Morlocks, vers la fin. Il n’avait eu que sa muse.
On entendit une soudaine explosion de battements d’ailes, et une vingtaine de colombes s’envolèrent de quelque brèche parmi les ruines des tours qui avaient autrefois fait partie du palais du roi Billy. Silenus les vit décrire des cercles dans le ciel surchauffé, et se demanda par quel miracle elles avaient pu survivre ici, au bout de nulle part, durant plus d’un siècle.
Si j’ai pu le faire, pourquoi pas elles ?
Il y avait des coins d’ombre dans la cité, des oasis de fraîcheur et de calme. Il se demandait si l’eau des puits était encore bonne. Les réservoirs géants avaient été installés sous terre avant même l’arrivée des premiers vaisseaux d’ensemencement. Il se demandait également si sa table de travail en bois, une antiquité fabriquée sur l’Ancienne Terre, se trouvait toujours dans la petite pièce qui lui avait servi à écrire la majeure partie des Cantos.
— Qu’y a-t-il ? demanda Brawne Lamia, qui était revenue sur ses pas à sa recherche.
— Rien, grogna-t-il en lui lançant un regard oblique.
Elle ressemblait à un arbre trapu, une masse solidement implantée sur ses racines, à l’écorce brûlée par le soleil, à l’énergie figée. Il essaya de l’imaginer épuisée. Cet effort l’épuisa lui-même.
— Je viens de m’apercevoir, reprit-il, que nous perdons notre temps à vouloir aller jusqu’à la forteresse alors qu’il y a des puits dans cette cité, et probablement des réserves de nourriture aussi.
— Hum, fit Lamia en hochant la tête. Nous en avons discuté avec le consul. Plusieurs générations se sont occupées de piller ces lieux. Les pèlerins du gritche ont dû ramasser les dernières miettes il y a une soixantaine d’années. Les puits ne sont pas sûrs. La couche aquifère a bougé, les réservoirs sont probablement contaminés. Il faut continuer jusqu’à la forteresse.
Silenus sentit monter en lui une sourde colère devant l’insupportable arrogance de cette femme qui croyait pouvoir s’arroger le commandement dans n’importe quelle situation.
— Restons quand même quelques minutes pour voir ce qu’il y a à prendre, dit-il. Cela peut nous économiser des heures de voyage.
Elle s’interposa entre le soleil et lui, créant une éclipse qui entoura ses boucles noires d’un halo.
— Pas question. Si nous nous attardons ici, nous ne pourrons jamais rentrer avant la tombée de la nuit.
— Continuez toute seule, dans ce cas, lança le poète, lui-même surpris de ce qu’il disait. J’en ai assez. Je connais des endroits où il y a peut-être des vivres que personne n’a découverts.
Il la vit se raidir, comme si elle envisageait de l’entraîner de force. Ils avaient accompli à peine un peu plus du tiers du chemin. Mais les muscles de Lamia se détendirent lorsqu’elle murmura :
— Les autres comptent sur nous, Martin. Je vous en prie, ne faites pas tout rater.
Il se laissa aller en arrière contre la colonne renversée et éclata de rire.
— Rien à foutre, dit-il. J’en ai marre. De toute manière, vous savez très bien que c’est vous qui allez porter quatre-vingt-quinze pour cent de la marchandise. Je suis trop vieux, ma fille. Bien plus que vous ne pouvez l’imaginer. Je veux rester ici un moment. Si je ne trouve pas de provisions, j’aurai peut-être envie d’écrire quelques pages.
Lamia s’accroupit à côté de lui et posa la main sur son paquetage.
— C’est donc cela que vous transportez là-dedans. Les feuillets de votre poème. Les Cantos.
— Évidemment.
— Et vous êtes toujours persuadé que la proximité du gritche vous aidera à les finir ?
Il haussa les épaules. La chaleur et la fatigue lui faisaient tourner la tête.
— Ce monstre est un tueur, un Grendel de métal issu des forges de l’enfer, murmura-t-il, mais c’est ma muse.
Elle soupira. Le soleil était déjà en train de décliner vers les montagnes. Elle se tourna pour regarder le chemin qu’ils avaient parcouru.
— Retournez là-bas, dit-elle. Dans la vallée. Je vous raccompagne, si vous voulez, ajouta-t-elle après un bref moment d’hésitation. Je me débrouillerai pour revenir toute seule ensuite.
Le poète lui sourit de ses lèvres gercées.
— Pourquoi retournerais-je là-bas ? Pour faire une belote avec trois autres vieillards jusqu’à ce que la bête vienne nous border ? Très peu pour moi. Je préfère rester travailler ici. Continuez votre chemin, ma fille. Vous êtes capable de porter la charge de trois poètes réunis.
Il dégagea les bretelles de ses sacs et de ses gourdes, et les lui tendit. Elle les prit dans un poing aussi serré et aussi dur que la tête d’acier d’un marteau.
— Vous êtes sûr ? Nous pourrions marcher doucement.
Il se mit debout en un soudain effort, stimulé par la haine que lui inspiraient la pitié et la condescendance de cette femme.
— Allez vous faire foutre, vous et la putain de monture qui vous a amenée jusqu’ici, ma petite dame. Au cas où vous l’auriez oublié, je vous rappelle que le but de ce pèlerinage était d’arriver jusqu’ici pour dire un petit bonjour au gritche. Votre ami Hoyt ne l’a pas oublié. Kassad a très bien compris le jeu. Ce putain de gritche, à l’heure qu’il est, est probablement en train de lui ronger ses os débiles de militaire. Je ne serais pas surpris si ceux que nous avons laissés là-bas n’avaient plus du tout besoin de notre eau ni de nos provisions de merde. Mais continuez toute seule. Et foutez-moi la paix une fois pour toutes. J’en ai ras le cul de votre compagnie.
Brawne Lamia demeura accroupie quelques instants, les yeux levés vers lui. Puis elle se redressa, lui toucha l’épaule une brève seconde, mit les sacs et les gourdes sur son dos avec les siens et s’éloigna d’un pas si rapide qu’il n’aurait jamais pu la suivre, même dans sa jeunesse.
— Je repasserai par ici dans quelques heures, lui cria-t-elle sans même se retourner. Soyez dans les environs. Nous retournerons ensemble dans la vallée des tombeaux.