Martin Silenus ne répondit pas. Il la regarda devenir toute petite puis disparaître au loin dans les terres accidentées du sud-ouest. Les montagnes étaient entourées d’un halo de chaleur. Baissant les yeux, il s’aperçut qu’elle lui avait laissé leur dernière gourde. Il cracha par terre, mit la gourde dans le seul sac qu’il avait conservé et s’éloigna en direction des ombres de la cité morte.
20.
Duré faillit s’évanouir pendant qu’ils déjeunaient de leurs deux dernières rations. Sol et le consul le transportèrent à l’ombre du Sphinx, en haut des larges marches. Le visage du prêtre était aussi blanc que ses cheveux. Il fit un pâle sourire à Sol lorsque celui-ci pressa le goulot de la gourde contre ses lèvres.
— Vous acceptez tous sans difficulté la réalité de ma résurrection, dit-il en s’essuyant du doigt le coin des lèvres.
Le consul se pencha en arrière, s’adossant à la pierre du Sphinx.
— J’ai vu les cruciformes sur Hoyt… Les mêmes que ceux que vous portez en ce moment.
— Et j’ai cru à son histoire, qui est votre histoire, déclara Sol.
Il passa la gourde au consul tandis que le père Duré se frottait le front en disant :
— J’ai écouté les disques sur le persoc. Ces récits – y compris le mien – sont tout à fait incroyables !
— Vous doutez de certains d’entre eux ? lui demanda le consul.
— Non. Le plus incroyable, c’est de les mettre bout à bout et de leur trouver un fil commun.
Sol serra Rachel contre lui et la berça doucement, la main derrière la tête du bébé.
— Vous voyez un autre fil que le gritche ?
— Certainement, répliqua Duré, dont les joues avaient repris quelques couleurs. Ce pèlerinage ne s’est pas fait par accident. Vous n’avez pas été choisis par hasard.
— Différents éléments sont intervenus, murmura le consul. L’Assemblée consultative des IA, le Sénat de l’Hégémonie, et même l’Église gritchtèque.
— Je le sais, fit Duré en secouant la tête, mais il y a une seule influence intelligente derrière tous ces choix, mes amis.
Sol se pencha en avant.
— Vous voulez parler de Dieu ?
— Cette hypothèse n’est pas à écarter, déclara Duré en souriant. Mais je pensais plutôt au TechnoCentre… ces intelligences artificielles qui se sont comportées d’une si étrange manière durant cette série d’évènements.
Le bébé émettait des gazouillements incessants. Sol trouva une sucette à lui donner et régla le persoc à son poignet sur l’enregistrement de ses propres battements de cœur. L’enfant serra ses petits poings, puis se laissa aller, apaisée, contre l’épaule de son père.
— Le récit de Brawne Lamia, reprit le père Duré, donne à penser que certains éléments du TechnoCentre cherchent à déstabiliser la situation, en donnant à l’humanité une chance de survie sans renoncer pour autant à leur projet d’Intelligence Ultime.
Le consul fit un geste vague en direction du ciel sans nuages.
— Tout ce qui s’est passé récemment… notre pèlerinage… et même cette guerre… a été provoqué par le TechnoCentre pour les besoins de sa politique intérieure.
— Et que savons-nous du TechnoCentre ? demanda Duré à voix basse.
— Pas grand-chose, dit le consul en lançant un caillou sur la pierre sculptée qui se trouvait à gauche de l’escalier du Sphinx. Tout compte fait, nous ne savons presque rien du Centre.
Duré, qui s’était redressé, s’épongea le visage avec un linge légèrement mouillé.
— Leurs objectifs ne sont pourtant pas très éloignés des nôtres, dit-il.
— Vous les connaissez ? demanda Sol Weintraub en berçant le bébé.
— Connaître Dieu, fit le prêtre. Ou bien, faute de pouvoir le connaître, le créer.
Il laissa errer son regard en direction du fond de la vallée. Les ombres de la barrière rocheuse du sud-ouest commençaient à se profiler. Elles allaient bientôt atteindre les Tombeaux du Temps.
— C’est une idée que j’ai un peu contribué à faire admettre au sein de mon Église, reprit-il.
— J’ai lu vos traités sur saint Teilhard, murmura Sol. Vous y défendez brillamment le concept de la nécessité d’une évolution vers le point Oméga et la divinité, sans tomber dans l’hérésie socinienne.
— Dans quoi ? demanda le consul.
— Socin, expliqua le prêtre avec un sourire, était un hérétique italien du XVIe siècle de l’ère préhégirienne. Sa doctrine – qui lui valut l’excommunication – était que Dieu est une créature limitée, capable d’apprendre et d’évoluer à mesure que le monde – l’univers – devient plus complexe. Je suis tombé moi-même dans cette hérésie, Sol. Ce fut mon premier péché.
— Et quels furent les autres ? demanda Sol sans relever la tête.
— À part le péché d’orgueil ? Mon plus grand péché fut la falsification des résultats de sept ans de fouilles sur Armaghast. Je voulais établir un lien entre les Bâtisseurs d’Arches de cette planète et une forme de protochristianisme. Ce lien n’existait pas. J’ai donc bidouillé les données. Le plus ironique, dans tout cela, c’est que mon plus grand péché, aux yeux de l’Église, tout au moins, est d’avoir violé les principes de la méthode scientifique. À son déclin, l’Église est prête à accepter toutes les hérésies théologiques, mais elle ne souffre pas que l’on plaisante avec les protocoles scientifiques.
— Est-ce que la planète d’Armaghast ressemblait à cela ? demanda Sol avec un geste du bras qui englobait la vallée, les Tombeaux du Temps et le désert.
Duré regarda quelques instants autour de lui avec une lueur d’intérêt vite éteinte.
— En ce qui concerne la poussière, la roche et l’impression de mort, je pense que oui, répondit-il. Mais l’endroit où nous sommes est infiniment plus menaçant. Il y a quelque chose, ici, qui n’a pas succombé à la mort en temps voulu.
Le consul se mit à rire.
— J’espère que nous continuerons d’appartenir à cette catégorie, dit-il. Je pense que je vais marcher jusqu’au col pour essayer une nouvelle fois d’établir la liaison avec mon vaisseau.
— Je vous accompagne, lui dit Sol.
— Moi aussi, déclara le père Duré en se mettant debout.
Il ne chancela qu’un bref instant, et refusa la main que lui tendait Weintraub pour l’aider.
Le vaisseau ne répondait toujours pas. Sans lui, il ne pouvait y avoir aucune mégatransmission, ni avec les Extros, ni avec le Retz, ni avec quoi que ce fût en dehors d’Hypérion. Tous les canaux normaux de communication étaient fermés.
— Est-il possible que votre vaisseau ait été détruit ? demanda Sol.
— Non. Le message est reçu normalement. C’est la réponse qui est bloquée. Gladstone a mis le vaisseau en quarantaine.
Sol plissa les yeux en direction des montagnes qui miroitaient dans les lointains sous les effets de la brume de chaleur. Plus près, les ruines de la Cité des Poètes se découpaient sur la ligne d’horizon.
— Ce n’est pas plus mal, affirma l’érudit. Nous avons déjà un deus ex machina de trop ici, semble-t-il.
Paul Duré se mit à rire, d’un rire grave et de bon cœur. Il ne cessa que lorsqu’il commença à tousser, pour prendre une gorgée d’eau.
— Qu’y a-t-il de si comique ? lui demanda le consul.
— Le deus ex machina. Ce dont nous parlions tout à l’heure. Je pense que c’est exactement la raison qui explique la présence ici de chacun de nous. Le pauvre Lénar, avec son cruciforme. Brawne Lamia, avec son poète ressuscité enfermé dans une boucle de Schrön, et qui vient chercher la machine capable de libérer son dieu. Vous aussi, Sol, qui attendez d’un dieu ténébreux la solution au terrible problème de votre enfant. Sans oublier le TechnoCentre, issu de la machine, qui cherche à créer sa propre divinité.