Sol leva son bébé à hauteur de ses épaules et regarda la vallée irradiée d’un éclat léger.
— C’est une situation insensée. Rien ne se passe comme nous l’avions prévu. Si seulement votre foutu vaisseau était ici… nous disposerions d’outils tranchants pour libérer éventuellement Lamia de cette… chose. Et Masteen et elle auraient au moins une chance de survivre avec les installations médicales de bord.
Le consul ne répondit pas. Ses yeux étaient fixés dans le vague. Au bout d’un long moment, il murmura :
— Restez avec elle, je reviens tout de suite.
Il se leva et disparut dans l’entrée noire du Sphinx. Cinq minutes plus tard, il fut de retour avec son grand sac de voyage. Il l’ouvrit et en sortit, de tout au fond, une sorte de descente de lit roulée qu’il étala sur la plus haute marche de pierre du Sphinx.
C’était un petit tapis ancien d’un peu moins de deux mètres de long et d’un peu plus d’un mètre de large. Les motifs complexes avaient perdu une grande partie de leurs couleurs au cours des siècles, mais les filaments de commande de vol brillaient encore comme de l’or dans la pénombre. Des câbles minces étaient reliés à une batterie d’alimentation que le consul entreprit de détacher.
— Mon Dieu ! murmura Sol.
Il se souvenait du récit du consul concernant la tragique histoire d’amour de sa grand-mère Siri avec le navigant Merin Aspic. Cette histoire d’amour avait été à l’origine du soulèvement d’Alliance-Maui contre l’autorité de l’Hégémonie et des deux années de guerre qui en avaient résulté. Merin Aspic était arrivé sur le Site n°1 grâce au tapis hawking que possédait son ami.
Le consul hocha la tête.
— C’est celui de Mike Osho, l’ami de mon grand-père Merin, dit-il. Siri l’avait laissé dans son tombeau pour qu’il le trouve quand il viendrait. Il me l’a donné lorsque j’étais enfant, juste avant la bataille de l’Archipel, où il est mort en même temps que nos rêves de liberté.
Sol passa la main sur l’antique objet.
— Dommage qu’il ne puisse pas voler ici.
— Qui vous dit qu’il ne le peut pas ? demanda le consul, surpris, en relevant la tête.
— Le champ magnétique d’Hypérion est au-dessous du seuil critique requis pour les véhicules EM, expliqua Sol. C’est la raison pour laquelle on n’utilise ici que des dirigeables et des glisseurs. C’est également pour cela que le Bénarès, qui était une ancienne barge de lévitation, a été reconverti en péniche fluviale.
Il s’interrompit soudain, en se sentant complètement idiot. Il venait de donner ces explications à un homme qui avait occupé durant onze années locales la fonction de consul de l’Hégémonie sur Hypérion.
— Mais je me trompe peut-être, dit-il piteusement.
Le consul lui sourit.
— Vous avez tout à fait raison en ce qui concerne les VEM classiques. Le rapport masse-portance est trop élevé. Mais le tapis hawking a surtout de la portance, et presque pas de masse. Je l’ai essayé plusieurs fois lorsque je vivais ici. Ce n’est pas l’idéal, mais cela marche, en principe, quand il n’y a qu’une seule personne dessus.
Sol regarda la vallée derrière lui, avec les masses luminescentes du Tombeau de Jade, de l’Obélisque et du Monolithe de Cristal. L’ombre de la falaise cachait l’accès aux Trois Caveaux. Il se demanda si le père Duré et Het Masteen étaient encore là, encore vivants.
— Vous envisagez d’aller chercher de l’aide ? demanda-t-il.
— Un seul d’entre nous peut y aller. Il ramènerait le vaisseau. Il pourrait tout au moins en reprendre possession et l’envoyer ici en mode automatique. Nous tirerons au sort pour savoir qui partira.
À son tour, Sol eut un sourire.
— Réfléchissez un peu, mon ami. Duré n’est pas en état de voyager. Il ne connaît pas le chemin, de toute manière. Quant à moi…
Il souleva la petite Rachel jusqu’à ce que le sommet de sa tête repose contre sa joue.
— Le voyage durerait peut-être plusieurs jours, reprit-il. Et je ne… Nous ne disposons pas de plusieurs jours. S’il y a quelque chose à faire pour elle, il faut rester ici pour qu’elle ait sa chance. Il n’y a que vous qui puissiez y aller.
Le consul soupira, mais ne discuta pas.
— Sans compter, reprit Sol, qu’il s’agit de votre vaisseau. Il n’y a que vous qui ayez une chance de passer outre à l’interdiction de Gladstone. Et vous connaissez bien le gouverneur général.
Le consul regarda vers l’est.
— Je me demande si Théo est toujours au pouvoir, murmura-t-il.
— Retournons faire part de notre plan au père Duré. Il faut également que je prenne un biberon dans mon sac, qui est resté là-bas. Rachel a faim.
Le consul roula le tapis, le remit dans son sac et baissa les yeux vers Brawne Lamia. Le câble obscène se perdait dans le noir.
— Vous croyez qu’elle s’en sortira ? demanda-t-il.
— Je demanderai à Paul d’apporter une couverture et de rester à son chevet pendant que nous transporterons notre deuxième invalide ici. Vous comptez partir ce soir ou demain matin ?
Le consul se frotta la joue d’un geste las.
— L’idée de traverser ces montagnes de nuit ne me plaît guère, mais nous n’avons plus beaucoup de temps. Je partirai dès que j’aurai rassemblé les quelques affaires dont j’ai besoin.
Sol hocha la tête. Il se tourna vers l’entrée de la vallée.
— J’aurais aimé que Brawne nous dise où est allé Silenus.
— Je tâcherai de le repérer en partant, répondit le consul en levant la tête vers les étoiles. Comptez entre trente-six et quarante heures pour retourner à Keats, plus quelques heures pour libérer le vaisseau. Je devrais être de retour ici dans deux jours standard au plus tard.
Sol hocha la tête. Le bébé s’était mis à pleurer, et il le berça doucement. Son expression lasse mais douce ne cachait pas ses doutes. Il posa la main sur l’épaule du consul.
— Il est normal d’essayer tout ce qui est en notre pouvoir, mon ami. Venez, nous allons informer le père Duré et voir si notre autre compagnon s’est réveillé. Nous mangerons ensemble. On dirait que Brawne Lamia nous a rapporté assez de vivres pour un dernier festin.
26.
Lorsque Brawne Lamia était enfant, que son père était sénateur et qu’ils avaient quitté Lusus, même si cela n’avait pas duré longtemps, pour connaître les splendeurs richement arborées du complexe résidentiel administratif de Tau Ceti Central, elle avait vu le vieux dessin animé bidim de Walt Disney, Peter Pan. Après avoir découvert le film, elle avait lu le livre, et les deux avaient dès lors occupé une place chérie dans son cœur.
Des mois durant, la petite fille de cinq ans avait attendu que Peter Pan vienne la chercher, une nuit, pour l’emporter avec lui. Elle laissait des messages sous les combles pour indiquer le chemin de sa chambre, et elle avait quitté la maison, un soir, pendant que ses parents dormaient, pour s’étendre sur la pelouse moëlleuse du Parc aux Daims et contempler le ciel gris laiteux de TC2 en rêvant au jeune garçon du Pays imaginaire qui l’emmènerait un jour très loin, jusqu’à la deuxième étoile sur la droite, à travers les astres, jusqu’au matin. Elle deviendrait sa compagne et la mère de tous les enfants perdus, la Némésis du méchant capitaine Crochet et, surtout, la nouvelle Wendy de Peter, l’amie chérie de tous les enfants qui ne grandiraient jamais.
Aujourd’hui, vingt ans plus tard, Peter Pan était finalement venu la chercher.