Aujourd’hui, vingt ans plus tard, Peter Pan était finalement venu la chercher.
Lamia n’avait ressenti aucune douleur en dehors du déplacement rapide et glacé des griffes du gritche qui pénétraient sa dérivation neurale derrière l’oreille. Puis elle s’était sentie partir dans les airs.
Elle avait déjà volé à travers l’infoplan et l’infosphère. Seulement quelques semaines auparavant, elle avait survolé la matrice du TechnoCentre en compagnie de son cyberpunk favori, ce pauvre BB Surbringer, pour aider Johnny à reprendre sa personnalité cybride récupérée qui lui avait été volée. Ils avaient réussi à percer les défenses périphériques et à s’emparer de la personnalité, mais l’alarme avait été donnée, et BB avait trouvé la mort. Lamia s’était juré de ne plus jamais retourner dans l’infosphère.
C’était pourtant là qu’elle se trouvait maintenant.
L’expérience ne ressemblait à rien de ce qu’elle avait connu auparavant avec les liaisons nodales ou les persocs. C’était plutôt de la stimsim, analogue à celle d’un holodrame en couleurs, avec polystéréo, véritablement comme si elle y était.
Peter Pan était finalement venu la chercher.
Elle prit de l’altitude au-dessus de l’orbe d’Hypérion, admirant au passage les canaux rudimentaires de communications hyperfréquences ou par faisceau étroit qui tenaient lieu, ici, d’infosphère embryonnaire. Elle n’essaya pas de s’y brancher, car elle préférait suivre le cordon ombilical orange qui grimpait, dans le ciel, en direction des vraies artères et avenues de l’infoplan.
L’espace d’Hypérion avait été envahi par la Force et par l’essaim extro, qui avaient apporté avec eux, chacun de son côté, tout leur réseau complexe d’infosphère. De son nouveau point de vue, Lamia pouvait maintenant contempler les mille strates informationnelles de la Force, qui se présentaient sous la forme d’un océan vert turbulent parcouru d’artères rouges d’informations protégées et de sphères mauves tournoyantes escortées de phages noirs qui étaient les IA de la Force. Ce pseudopode de la mégasphère du Retz était issu de l’espace, par l’intermédiaire des portes distrans noires et béantes des vaisseaux, et il suivait le train d’ondes des signaux qui se chevauchaient en une succession rapide, caractéristique, elle le savait, des salves de plusieurs émetteurs mégatrans fonctionnant simultanément.
Elle ralentit, s’immobilisant presque en vol stationnaire, hésitant soudain sur la voie à prendre. Son hésitation menaçait de rompre la magie du vol et de la précipiter comme une pierre vers le sol, qui se trouvait si loin au-dessous d’elle. Mais Peter Pan lui saisit le bras et lui redonna confiance.
Johnny !
Salut, Brawne.
L’image de son propre corps avait surgi à l’instant même où elle avait senti et reconnu celle de Johnny. C’était bien lui, tel qu’elle l’avait vu pour la dernière fois avant sa mort. C’était son client et amant, avec les mêmes pommettes osseuses, les mêmes yeux noisette, le même nez compact et les mêmes mâchoires solides. Ses boucles brunes tirant sur le roux lui descendaient jusqu’au col, et ses traits avaient la même intensité traduisant une force vitale hors du commun. Son sourire la faisait fondre comme au jour de leur première rencontre.
Johnny !
Elle le serra dans ses bras, et sentit physiquement ses larges mains autour de ses épaules tandis qu’ils continuaient de flotter dans l’éther, au-dessus de tout. Elle sentit ses seins s’écraser contre le torse de Johnny tandis qu’il lui rendait son étreinte avec une force surprenante pour quelqu’un de si frêle. Ils s’embrassèrent, et elle n’eut plus aucun doute sur la réalité de ce qu’elle était en train de vivre.
Elle flottait les bras tendus devant elle, les mains posées sur les épaules de Johnny. Leurs visages reflétaient les lueurs vertes et mauves du grand océan d’infosphère au-dessus d’eux.
Tout cela est réel ?
Elle perçut le son et les accents de sa propre voix avant même de savoir qu’elle avait eu cette pensée.
Oui. Tout est réel, aussi réel que peut l’être la matrice de l’infoplan. Nous nous trouvons à la lisière de la mégasphère, dans l’espace d’Hypérion.
La voix de Johnny avait toujours le même accent insaisissable, qu’elle trouvait si intriguant et si irritant par moments.
Que s’est-il passé exactement ?
Avec les mots, elle évoquait pour lui des images de la soudaine apparition du gritche, avec ses doigts en forme de scalpel qui l’avaient pénétrée.
Je sais, pensa Johnny en la serrant plus fort contre lui. Moi aussi, il m’a libéré de la boucle de Schrön. Il nous a projetés directement dans l’infosphère.
Cela veut dire que je suis morte, Johnny ?
Le visage de Johnny Keats se pencha vers elle en souriant. Il la secoua légèrement, l’embrassa tendrement et leur fit accomplir une rotation sur eux-mêmes pour qu’ils puissent admirer tous les deux le spectacle qui s’offrait au-dessus et au-dessous d’eux.
Non, Brawne. Tu n’es pas morte, bien que tu sois peut-être connectée à un support de vie un peu bizarre pendant que ton analogue de l’infosphère se promène ici avec moi.
Est-ce que tu es mort, toi, Johnny ?
Il lui sourit de nouveau.
Je ne le suis plus, bien que la vie dans une boucle de Schr6n ne soit pas aussi enthousiasmante qu’on le dit. J’avais plutôt l’impression de vivre les rêves de quelqu’un d’autre.
Moi, je rêvais de toi.
Johnny hocha la tête.
Je ne crois pas qu’il s’agissait de moi. Je rêvais les mêmes choses… Des conversations avec Meina Gladstone… Des aperçus des conseils de guerre de l’Hégémonie…
Exactement !
Il exerça une tendre pression sur sa main.
J’ai l’impression qu’ils ont réactivé un autre cybride de Keats, et que nous avons pu, d’une manière ou d’une autre, établir le contact à travers les années-lumière.
Un autre cybride ? Comment ça ? Tu as détruit l’original du TechnoCentre et libéré la personnalité…
Il haussa les épaules. Il portait une chemise plissée et un gilet de soie d’un style qu’elle n’avait jamais rencontré avant. Le flot de données qui traversait les avenues au-dessus d’eux tandis qu’ils se laissaient flotter projetait sur eux des éclats de lumière au néon.
Je me doutais bien qu’ils auraient des sauvegardes que BB et moi serions incapables de trouver dans notre incursion limitée à la périphérie du TechnoCentre. Mais cela n’a pas d’importance, Brawne. S’il existe une autre copie, il s’agit toujours de moi, et je ne peux pas croire que ce soit un ennemi. Viens, nous allons explorer les lieux.
Lamia hésita un instant tandis qu’il l’entraînait vers le haut.
Qu’y a-t-il à explorer ?
C’est une occasion pour nous d’essayer de comprendre ce qui se passe ici, Brawne. Une occasion de percer pas mal de mystères.
Elle perçut dans sa voix mentale une timidité inaccoutumée chez lui.
Je ne suis pas sûre de vouloir les percer, Johnny.
Il exécuta un mouvement de rotation sur lui-même pour lui faire face.
Cela ne ressemble pas à la détective que j’ai connue. Qu’est devenue la jeune femme qui ne supportait pas les secrets ?
Elle a traversé de rudes épreuves, Johnny. J’ai eu le temps de réfléchir à tout cela. Je me suis aperçue que ma vocation de détective venait, pour une large part, de ma réaction devant le suicide de mon père. Je n’ai pas renoncé à résoudre le mystère des circonstances de sa mort ; mais, entre-temps, beaucoup de gens ont été blessés dans la vie, toi y compris, mon amour.