Un deuxième gritche était en train d’émerger du tombeau appelé le Sphinx. Plus bas dans la vallée, un troisième sortit du Tombeau de Jade. La lumière crue faisait jouer des reflets sur les épines d’un quatrième gritche qui venait d’apparaître à l’entrée de l’Obélisque, à cinq cents mètres de là.
Kassad les ignora tous et se tourna vers celui qui gardait l’arbre.
Une centaine de gritches se tenaient maintenant entre l’arbre et lui. Il cligna des paupières, et cent autres apparurent sur sa gauche. Il regarda derrière lui. Toute une légion de gritches était massée sur les dunes glacées et parmi les rochers vitrifiés du désert. Ils étaient aussi impassibles que des statues.
Le colonel Kassad se frappa le genou du poing.
Merde !
Monéta surgit derrière lui. Leurs bras se touchèrent. Les combinaisons se mêlèrent, et il sentit la chaleur de son bras nu contre le sien. Elle se rapprocha encore, cuisse contre cuisse.
Je t’aime, Kassad.
Il contempla les courbes parfaites de son visage, ignorant la profusion de reflets de toutes les couleurs. Il s’efforça de se souvenir de leur première rencontre, dans les bois d’Azincourt. Ses yeux d’un vert profond, ses cheveux bruns coupés à la garçonne n’avaient jamais cessé de le hanter, de même que sa lèvre pleine et son goût de larmes salées lorsqu’il l’avait mordue sans le vouloir.
Il leva la main pour lui toucher la joue, et sentit la chaleur de sa peau sous la combinaison.
Si tu m’aimes, transmit-il, ne bouge pas d’ici.
Il se tourna alors vers le gritche. Poussant un cri qu’il était le seul à entendre dans le silence lunaire, un cri qui était à la fois un hurlement de révolte issu du passé profond de l’humanité, une clameur d’entraînement de l’École Militaire de la Force, un cri de karaté et un défi, il s’élança, à travers les dunes, vers l’arbre aux épines et le gritche qui le défendait.
Il y avait maintenant des milliers de gritches dans les collines et dans la vallée. Leurs serres cliquetèrent à l’unisson. La lumière formait des reflets sur des dizaines de milliers d’épines et de lames de scalpel.
Ignorant les autres gritches, Kassad se rua sur celui qu’il pensait avoir vu en premier. Au-dessus de la créature, des silhouettes humaines se tordaient dans la solitude de leurs souffrances.
Le gritche vers lequel il courait ouvrit les bras comme pour lui proposer l’accolade. De nouvelles lames courbes semblèrent sortir de leurs fourreaux secrets sur ses poignets, ses articulations et son torse.
Fedmahn Kassad parcourut en hurlant le reste de la distance.
28.
— Je ne devrais pas y aller, fit le consul.
Sol et lui venaient de transporter Het Masteen, toujours inconscient, du tombeau où il se trouvait jusqu’au Sphinx. Pendant ce temps, le père Duré veillait sur Brawne Lamia. Il était presque minuit. La vallée était faiblement éclairée par la lueur des tombeaux. Les ailes du Sphinx se découpaient sur la partie visible du ciel entre les falaises. Brawne était immobile, le câble obscène se perdait dans les ténèbres de la galerie.
Sol toucha l’épaule du consul.
— Nous en avons déjà discuté. Il faut que vous y alliez.
Le consul secoua la tête. Il caressa machinalement le vieux tapis hawking.
— Il pourrait peut-être emporter deux personnes. Duré et vous, vous parviendriez sans peine à l’endroit où le Bénarès est ancré.
Sol secoua la tête. Il berça doucement le bébé en lui tenant la nuque.
— Rachel n’a plus que deux jours. Ma place est ici.
Le consul regarda autour de lui. Une immense douleur se lisait dans ses yeux.
— La mienne aussi est ici. Le gritche va…
Le père Duré se pencha en avant. La lumière du tombeau derrière lui faisait jouer des reflets sur son front et sur ses pommettes osseuses.
— Si vous voulez rester ici, mon fils, c’est uniquement parce que vous cherchez à vous suicider. En ramenant votre vaisseau, vous aiderez Lamia et le Templier.
Le consul se frotta la joue. Il était extrêmement las.
— Il y a de la place pour vous sur le tapis, mon père.
Duré eut un sourire.
— Quel que soit le sort qui m’est destiné, je sais que c’est ici que je devrai l’affronter. J’attendrai votre retour avec les autres.
Le consul secoua de nouveau la tête. Il prit cependant place, les jambes croisées, sur le tapis, tirant son gros sac à côté de lui. Il compta les rations et les gourdes que Sol y avait rangées.
— Il y en a trop, dit-il. Ces provisions risquent de vous manquer.
— Nous en avons largement assez pour quatre jours, grâce à H. Lamia, répliqua le père Duré en souriant. Après cela, si nous sommes obligés de jeûner, ce ne sera pas nouveau pour moi.
— Mais si Kassad et Silenus reviennent ?
— Il y aura assez d’eau pour tout le monde. Et rien ne nous empêche de retourner chercher des rations à la forteresse, en cas de besoin.
Le consul soupira.
— Très bien, dit-il.
Il manipula les fils de commande appropriés, et les deux mètres de tapis se raidirent et se soulevèrent de dix centimètres au-dessus de la roche. S’il y avait une modulation dans les champs magnétiques incertains, elle n’était pas discernable.
— Vous allez avoir besoin d’oxygène pour la traversée des montagnes, lui dit Sol.
Le consul tira le masque à osmose de son paquetage.
Sol lui tendit le pistolet automatique de Lamia.
— Je ne peux pas…
— Vous savez bien qu’il ne nous sert à rien contre le gritche, murmura le vieil érudit. Mais il vous permettra peut-être d’arriver entier à Keats.
Le consul hocha la tête et rangea l’arme dans son sac. Il serra la main du prêtre, puis celle de Sol. Les petits doigts de Rachel lui frôlèrent le bras.
— Bonne chance, lui souhaita Duré. Que Dieu vous accompagne.
Le consul inclina la tête, tira sur les fils de commande et se pencha en avant tandis que le tapis hawking grimpait de cinq mètres, oscillant à peine, et glissait en avant comme sur des rails invisibles.
Il inclina le tapis sur la droite à l’entrée de la vallée, passa à dix mètres au-dessus des dunes, puis vira sur la gauche, en direction des terres désertiques. Les quatre silhouettes, deux debout et deux couchées, en haut de l’escalier du Sphinx, paraissaient minuscules. Il ne distinguait même pas le bébé dans les bras de Sol.
Comme prévu, il se dirigea d’abord vers l’ouest, où se trouvait la Cité des Poètes, dans l’espoir de repérer Martin Silenus. Son intuition lui disait que leur irascible compagnon avait dû faire un détour par là. Les lumières des combats dans le ciel étaient un peu moins fréquentes, et le consul fut obligé de descendre à une vingtaine de mètres pour explorer les zones d’ombre parmi les tours et les dômes en ruine de la cité. Mais il ne vit aucun signe de présence du poète. Si Brawne et lui étaient passés par là, même les traces de leurs pas avaient été effacées par les vents de la nuit qui faisaient maintenant voler les cheveux clairsemés du consul et claquer ses vêtements.
Il faisait froid à cette altitude. Le tapis hawking était agité de vibrations et de trépidations tandis qu’il traversait des lignes de forces instables. Entre le champ magnétique sournois d’Hypérion et l’âge des commandes de vol EM, il y avait de fortes chances pour que le tapis dégringole avant qu’il ne soit en vue de la capitale.
Il cria plusieurs fois le nom de Martin Silenus, mais n’eut aucune autre réponse que l’envol affolé des colombes qui nichaient sous le dôme fracassé de l’une des anciennes galeries marchandes. Il secoua la tête et vira vers le sud, en direction de la Chaîne Bridée.