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Par son grand-père Merin, le consul connaissait l’histoire du tapis hawking qu’il montait. C’était l’un des premiers qu’avait fabriqués Vladimir Cholokov, maître lépidoptériste et ingénieur systèmes EM renommé dans le Retz tout entier. Cette pièce était peut-être celle-là même qu’il avait offerte à sa jeune nièce. L’amour qu’il lui portait était devenu légendaire, de même que le fait que la jeune fille avait dédaigné son présent.

D’autres, cependant, avaient adoré cette idée. Il avait fallu bientôt interdire les tapis hawking sur les mondes où l’on voulait maintenir une réglementation efficace de la circulation aérienne. Mais ils étaient toujours utilisés sur les planètes coloniales, et c’était ce tapis qui avait permis au grand-père du consul de rencontrer sa grand-mère Siri sur Alliance-Maui.

Il leva les yeux pour voir les premiers pics montagneux. En dix minutes de vol, il avait déjà traversé un espace qu’ils avaient mis deux heures à parcourir à pied. Les autres lui avaient demandé de ne pas s’arrêter à la forteresse de Chronos pour y chercher Silenus. S’il était arrivé là-bas quelque chose au poète, le consul pourrait y subir le même sort avant que son voyage n’eût commencé. Il se contenta donc de survoler les bâtiments qui surplombaient le vide de deux cents mètres, et d’opérer un passage tout près de la terrasse d’où ils avaient contemplé la vallée, trois jours plus tôt.

Il cria de nouveau le nom du poète, mais seul l’écho lui répondit, répercuté dans les corridors noirs et les salles de banquet de la forteresse. Il s’agrippait fermement aux bords du tapis, se sentant vulnérable à cause de la proximité des falaises. Il poussa un soupir de soulagement quand il laissa la forteresse derrière lui pour gagner de l’altitude en direction des cols où la neige brillait sous la clarté des étoiles.

Il suivit les câbles du téléphérique reliant à travers le vide des pics qui culminaient à neuf mille mètres d’altitude. Le froid était vif, et le consul se félicita d’avoir pris le manteau chauffant de rechange que lui avait donné Kassad. Il faisait très attention de ne pas exposer ses mains ni ses joues à l’air libre. Le gel du masque à osmose lui couvrait le visage comme un symbiote affamé, happant le peu d’oxygène que l’atmosphère raréfiée pouvait fournir.

C’était cependant suffisant. Il respirait par petites gorgées très lentes tout en volant à une dizaine de mètres au-dessus des câbles enrobés de glace. Aucune cabine de téléphérique n’était en vue. La sensation d’isolement, au-dessus des pics nus, des glaciers et des vallées plongées dans l’ombre, était à la limite du supportable. Le consul était cependant heureux d’avoir entrepris ce voyage, qui lui permettait d’admirer, peut-être pour la dernière fois, la terrible beauté d’Hypérion, que ne gâtait ici ni la menace du gritche ni celle de l’invasion extro.

Le téléphérique avait mis douze heures pour traverser les montagnes du sud au nord. Malgré la faible vitesse du tapis hawking, qui n’évoluait guère à plus de vingt kilomètres à l’heure, le consul accomplit le voyage en six heures. Il survolait encore les sommets lorsque le soleil se leva. Il se réveilla en sursaut, réalisant avec effroi qu’il s’était endormi, perdu dans ses rêves, alors que le tapis se dirigeait vers un pic qui dépassait d’au moins cinq mètres son altitude de vol. Il distinguait, cinquante mètres plus loin, les champs de neige et les rochers. Un oiseau noir de trois mètres d’envergure, un de ceux que les autochtones appelaient des augures, quitta son perchoir de glace et décrivit des courbes dans l’air raréfié, observant le consul de ses yeux noirs et ronds. Ce dernier sentit soudain que quelque chose lâchait dans les commandes de vol du tapis. Il perdit trente mètres avant de pouvoir le redresser.

Agrippant les bords du tapis de ses doigts blêmes, il se félicita d’avoir attaché le sac à sa ceinture. Autrement, il l’aurait perdu dans un glacier.

Il ne voyait plus les câbles du téléphérique. Le tapis avait dérivé pendant qu’il dormait. Il connut un instant de panique, décrivant plusieurs cercles, essayant de trouver un passage entre les pics qui l’entouraient comme des dents pointues. Puis il aperçut les reflets dorés de la lumière du matin sur les pentes qui s’étendaient devant lui et sur sa droite, les ombres qui séparaient les glaciers, la toundra derrière lui et sur sa gauche, et il sut qu’il était toujours sur le bon chemin. Derrière cette dernière ligne de pics devaient se trouver les contreforts des montagnes du sud. Et, plus loin…

Le tapis hawking sembla hésiter tandis que le consul actionnait ses commandes de vol pour lui faire reprendre de l’altitude. Il obéit, comme à contrecœur, par paliers, dépassant le pic de neuf mille mètres au-dessous duquel les montagnes semblaient réduites à la taille de vulgaires collines à trois mille mètres au-dessus du niveau de la mer. Puis il redescendit, soulagé.

Il retrouva les câbles de téléphérique, luisant au soleil, à huit kilomètres au sud de l’endroit où il avait quitté la Chaîne Bridée. Les cabines étaient sagement rangées dans la station. Plus bas, les bâtiments espacés du village de Repos du Pèlerin semblaient aussi abandonnés qu’à son dernier passage, quelques jours auparavant. Il n’y avait aucune trace du chariot à vent qu’ils avaient laissé amarré à un quai, non loin des hauts-fonds de la mer des Hautes Herbes.

Le consul se posa non loin du quai, désactiva le tapis hawking et s’étira les jambes avant de rouler l’engin pour le ranger. Il trouva des toilettes dans l’un des bâtiments abandonnés du port. Lorsqu’il en ressortit, le soleil était déjà sur les contreforts des collines, effaçant les ombres. La mer des Hautes Herbes s’étendait à perte de vue au sud et à l’ouest, formant une plaine verdoyante que troublaient de temps à autre des rafales de vent qui la faisaient ondoyer, révélant les tiges rousses et outremer des profondeurs en un mouvement qui ressemblait tellement à celui d’une vague que l’on s’attendait à voir des moutons, et des poissons en train de sauter.

Il n’y avait ni moutons ni poissons dans la mer des Hautes Herbes, mais des serpents de vingt mètres de long ; et si le tapis tombait en panne, il ne ferait pas bon tenter un atterrissage de fortune.

Il déroula le tapis, posa son sac à l’arrière, et activa les commandes de vol. Il demeura à faible altitude, pas plus de vingt-cinq mètres, mais pas trop bas non plus, de peur qu’un serpent ne le prenne pour quelque oiseau appétissant. Le chariot à vent avait mis un peu moins d’un jour pour traverser cette mer, mais il avait souvent tiré des bords en raison des vents qui soufflaient fréquemment du nord-est. Le consul était sûr de pouvoir faire le voyage en moins de quinze heures. Il tira sur les fils de commande à l’avant, et le tapis prit un peu plus de vitesse.

Vingt minutes plus tard, les sommets montagneux étaient loin derrière lui, et les collines se perdaient dans la brume. Encore une heure, et les pics commencèrent à s’amenuiser, à moitié cachés par la courbure de la planète. Deux heures après, le consul ne distinguait plus que les hauts sommets, à peine visibles à travers la brume.

La mer des Hautes Herbes l’entourait maintenant de toutes parts, inchangée à l’exception des creux et des sillons sensuels causés par les coups de vent occasionnels. Il faisait beaucoup plus chaud ici que sur les hauts plateaux du nord de la Chaîne Bridée. Le consul ôta son manteau chauffant, puis sa veste, puis son sweater. Le soleil avait une intensité surprenante pour ces latitudes élevées. Il fouilla son sac, y trouva le tricorne froissé qu’il avait porté avec tant d’aplomb deux jours plus tôt, et l’enfonça sur son crâne pour se donner un peu d’ombre. Son front et son crâne à moitié chauve étaient déjà brûlés par le soleil.