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Au bout de quatre heures de vol, il prit son premier repas du voyage. Il mordit de bon cœur dans ses insipides rations de protéines, comme si c’était un filet mignon. L’eau constituait la meilleure partie du festin, et il dut faire un effort pour ne pas vider toutes les gourdes en une monstrueuse beuverie.

La mer des Hautes Herbes s’étendait partout à perte de vue. Plusieurs fois, le consul s’endormit, et se réveilla en sursaut avec la sensation de tomber en chute libre. Il aurait dû s’attacher avec la corde qui se trouvait dans son sac, mais il ne voulait pas se poser pour le faire. Les herbes étaient acérées comme des lames, et plus hautes que lui. Bien qu’il n’eût encore aperçu aucun sillage caractéristique en forme de V, il n’avait aucun moyen de savoir si quelque serpent ne l’attendait pas en bas.

Il se demandait où avait pu passer le chariot à vent. Le véhicule était entièrement automatisé, et programmé, en principe, par l’Église gritchtèque, qui avait organisé le pèlerinage. Quelles autres tâches le chariot aurait-il bien pu avoir à accomplir ?

Il secoua la tête, redressa les épaules et se pinça la joue. Il se rendait compte qu’il dormait par à-coups tout en pensant au chariot à vent. Quinze heures de voyage, cela ne lui avait pas semblé beaucoup quand il en avait parlé dans la vallée des Tombeaux du Temps. Mais lorsqu’il consulta son persoc, il vit que cinq heures à peine s’étaient écoulées depuis son départ.

Il grimpa à deux cents mètres pour examiner soigneusement les herbes à la recherche d’un serpent, n’en trouva pas et descendit à cinq mètres pour laisser flotter le tapis en vol stationnaire. Sans faire de mouvements brusques, il sortit la corde de son sac, fit un nœud coulant, se pencha vers l’avant du tapis et enroula plusieurs fois la corde autour de celui-ci, en laissant assez de jeu pour se glisser dans la boucle avant de resserrer le nœud.

Si le tapis tombait, ses précautions n’auraient servi à rien. Mais le contact de la corde dans son dos lui donnait un sentiment de sécurité dont il avait besoin. Il se pencha pour tirer sur les fils de commande, s’éleva jusqu’à quarante mètres et posa la joue sur les fibres rêches et chauffées par le soleil. Il était en train de prendre un terrible coup de soleil aux avant-bras, mais il était trop fatigué pour se redresser et baisser ses manches.

La brise était en train de se lever. Il entendit un bruissement sourd dans les herbes, produit par le vent ou par quelque chose qui glissait.

Il avait trop sommeil pour s’en préoccuper. Il ferma les yeux, et s’endormit en moins de trente secondes.

Il rêva de chez lui, de sa planète natale d’Alliance-Maui. Et son rêve était rempli de couleurs : celle du ciel bleu infini, celles de l’immensité des mers du Sud ; celles des hauts-fonds équatoriaux, où l’outremer devenait émeraude ; celles des îles mobiles, aussi, avec leurs rouge orchidée, leurs jaunes et leurs verts étonnants, tandis qu’elles se laissaient guider vers le nord par les dauphins. Mais les dauphins avaient disparu depuis l’invasion de l’Hégémonie, durant l’enfance du consul. Cela ne les empêchait pas d’être bien vivants dans son rêve. Ils faisaient de grands bonds dans l’eau, et leur peau irisée jetait mille reflets dans l’air limpide.

Dans son rêve, le consul était un enfant. Il se tenait au sommet de la maison-arbre familiale de l’île de la Première Famille. Sa grand-mère Siri était auprès de lui. Ce n’était pas la grande dame à la prestance royale qu’il avait connue, mais la belle jeune fille que son grand-père Merin avait rencontrée et dont il était tombé amoureux. Les voiles des arbres battaient sous l’action des vents du sud qui venaient de se lever et qui poussaient devant eux le troupeau d’îles mobiles, en une formation précise, à travers les canaux bleus séparant les hauts-fonds. Au nord, à l’horizon, il apercevait les premières îles de l’archipel Équatorial qui se découpaient, vertes et impérissables, contre le ciel du soir.

Siri lui toucha l’épaule et pointa l’index en direction de l’ouest.

Les îles étaient en flammes, en train de sombrer. Leurs racines de quille se tordaient de douleur impuissante. Les dauphins guides avaient disparu. Le ciel crachait une pluie de feu. Le consul identifia des rayons d’un milliard de volts, qui brûlaient l’atmosphère et laissaient sur la rétine des taches rémanentes bleu-gris. Des explosions sous-marines illuminaient les océans, projetant dans les airs des milliers de poissons et de fragiles créatures marines qui se tordaient dans leur agonie.

— Pourquoi ? demanda sa grand-mère Siri avec la voix douce d’une adolescente.

Le consul s’efforça de lui répondre, mais il n’y parvint pas. Les larmes l’aveuglaient. Il voulut lui prendre la main, mais elle n’était plus là, et l’idée qu’elle était partie, qu’il ne pourrait plus jamais racheter ses péchés, lui faisait tellement mal qu’il n’arrivait plus à respirer. L’émotion lui nouait la gorge. Puis il se rendit compte que c’était la fumée qui lui brûlait les yeux et lui envahissait les poumons. L’île familiale était en flammes.

L’enfant qui était le consul tituba dans l’obscurité bleutée, cherchant à l’aveuglette une main qui prendrait la sienne pour le réconforter.

Une main se referma sur sa main. Mais ce n’était pas celle de Siri. Elle était dure, incroyablement dure quand elle le serra. Et ses doigts étaient des lames acérées.

Le consul se réveilla, haletant.

Il faisait nuit. Il avait dû dormir au moins sept heures. Luttant pour se redresser malgré la corde qui le maintenait, il consulta l’écran lumineux de son persoc.

Douze heures. Il avait dormi douze heures d’affilée.

Chaque muscle de son corps lui faisait mal tandis qu’il se penchait pour regarder au-dessous de lui. Le tapis hawking se maintenait à l’altitude de quarante mètres au-dessus du niveau de la mer, mais il n’avait pas la moindre idée de l’endroit où il se trouvait. Des collines basses ondulaient sous le tapis, qui avait dû passer à trois ou quatre mètres du sommet de certaines. Une herbe orange et des touffes de lichen spongieux poussaient au sol.

Quelque part, pendant son sommeil, il avait dû franchir la rive sud de la mer des Hautes Herbes, rater le petit port de la Bordure et les docks du fleuve Hoolie où la barge de lévitation Bénarès était amarrée.

Il n’avait pas de compas pour s’orienter. Ces instruments étaient inutilisables sur Hypérion. Et son persoc n’avait pas été programmé pour servir d’indicateur de direction à inertie. Il avait prévu de retrouver son chemin jusqu’à Keats en suivant le Hoolie vers le sud et vers l’ouest, afin de reconstituer le laborieux itinéraire de leur pèlerinage à l’aller, exception faite des nombreux méandres du fleuve.

À présent, il était bel et bien perdu.

Il posa le tapis hawking sur une colline basse, descendit sur la terre ferme avec un grognement de douleur ankylosée, et roula le tapis. Il savait que les batteries des fils de commande avaient dû perdre un tiers de leur charge, sinon plus. Il n’avait pas idée de la perte d’efficacité du tapis avec l’âge.

Les collines ressemblaient aux paysages que l’on trouvait au sud-ouest de la mer des Hautes Herbes, mais le fleuve n’était nulle part en vue. D’après le persoc, la nuit n’était tombée que depuis une heure ou deux. Il ne voyait cependant aucune trace du coucher de soleil à l’ouest. Le ciel était couvert, et ni les étoiles ni les feux des combats spatiaux n’étaient visibles.

— Merde, chuchota le consul.