Sol hocha lentement la tête. Passant son propre persoc autour du poignet de Masteen, il ajusta l’écran.
— Cet Arbre de la Douleur est certainement le fameux arbre aux épines du gritche, continua Duré en levant de nouveau la tête vers le coin de ciel vide qu’avait regardé Masteen. Mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi il dit que l’erg et lui ont été désignés pour le propulser à travers l’espace et le temps. Croit-il vraiment pouvoir piloter l’arbre du gritche comme un Templier pilote un vaisseau-arbre ? Et pour quelle raison ferait-il cela ?
— Si vous voulez connaître la réponse, lui dit Sol d’une voix épuisée, il vous faudra attendre de le rencontrer dans l’autre monde. Il vient de mourir.
Duré vérifia les écrans, ajouta au circuit le persoc de Lénar Hoyt, essaya tous les stimulants du médipac, le choc cardiopulmonaire, le bouche-à-bouche. Rien n’y fit. Les aiguilles des cadrans ne bougèrent pas d’un millimètre. Le Templier Het Masteen, pèlerin gritchtèque et Voix de l’Arbre Authentique, était mort, et bien mort.
Ils attendirent une heure, ne faisant confiance à rien dans cette perverse vallée gritchtèque. Mais lorsque les moniteurs commencèrent à annoncer la rapide décomposition du corps, ils donnèrent à Masteen une sépulture sommaire, à une cinquantaine de mètres de là, près du sentier, en direction de l’entrée de la vallée. Kassad avait laissé derrière lui une bêche pliante, dénommée « outil de tranchée » dans le jargon de la Force, et les deux hommes se relayèrent pour creuser tout en surveillant tour à tour Rachel et Brawne Lamia.
Tandis que Sol tenait son enfant dans ses bras à l’ombre d’un gros rocher, Duré prononça quelques mots avant de recouvrir de terre le linceul improvisé en fibroplaste.
— Je n’ai pas vraiment connu Het Masteen, et nous n’appartenions pas à la même religion. Mais notre profession était la même. La Voix de l’Arbre Masteen a passé une grande partie de sa vie à répandre ce qu’il pensait être la parole de Dieu, et à accomplir la volonté divine à travers les écrits du Muir et les beautés de la nature. Sa foi était authentique, testée par les épreuves, tempérée par l’obéissance, et scellée, finalement, par le sacrifice.
Il s’interrompit pour regarder le ciel, qui avait pris un éclat métallique bleuté.
— Accepte ton serviteur en ton sein, ô Seigneur. Reçois-le dans tes bras comme tu nous recevras tous un jour, nous qui te cherchons mais avons perdu notre chemin. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, amen.
Rachel se mit soudain à pleurer. Sol fit les cent pas en la berçant tandis que Duré pelletait la terre sur le linceul de fibroplaste à forme humaine.
Ils retournèrent au Sphinx. Ils déplacèrent Brawne dans le seul coin d’ombre qui restait. Ils n’avaient aucun moyen de l’abriter du soleil de fin d’après-midi, à moins de la transporter à l’intérieur du tombeau, et aucun des deux hommes ne tenait à faire cela.
— Le consul a dû faire la moitié du voyage à l’heure qu’il est, murmura le prêtre après avoir bu longuement à sa gourde.
Il avait le front tanné par le soleil et recouvert d’une pellicule de transpiration.
— Je le pense aussi, dit Sol.
— Il devrait être de retour ici demain à la même heure. Nous utiliserons les bistouris laser pour libérer Brawne, puis nous laisserons l’infirmerie de bord s’occuper d’elle. Quant à Rachel, j’espère que les caissons cryotechniques arrêteront son vieillissement, malgré ce que disent les médecins.
— Je l’espère aussi, fit Sol.
Le père Duré remit la gourde en place et se tourna vers l’érudit.
— Vous croyez que c’est ainsi que les choses vont se passer ?
— Non, fit Sol en lui rendant tranquillement son regard.
Les ombres s’étiraient à partir des falaises du sud-ouest. Toute la chaleur du jour semblait s’être solidifiée avant de se dissiper peu à peu. Des nuages noirs arrivaient du sud.
Rachel dormait à l’ombre de l’entrée du Sphinx. Sol la laissa quelques instants pour se rapprocher de l’endroit où Paul Duré était en train de contempler la vallée. Posant une main sur l’épaule du prêtre, il demanda :
— À quoi pensiez-vous, mon ami ?
Sans se retourner, le prêtre répondit :
— Je pense que si je n’étais pas sincèrement convaincu que le suicide est un péché mortel, je m’effacerais pour donner au jeune Hoyt une nouvelle chance de vivre. (Il se tourna alors vers Sol avec un faible sourire.) Mais peut-on vraiment parler de suicide, sachant que ce parasite incrusté dans ma poitrine – comme il l’était précédemment dans la sienne – finirait de toute manière par me ressusciter un jour à mon corps défendant ?
— Je ne sais pas si ce serait un cadeau à faire à Hoyt, déclara Sol d’une voix tranquille.
Duré ne répondit pas pendant quelques instants. Puis il mit la main sur l’épaule de Sol.
— Je vais faire un petit tour, dit-il.
— Où ça ? demanda Sol.
Il plissa les yeux dans la suffocante chaleur du désert. Malgré les nuages qui couvraient une partie du ciel, la vallée était un véritable four.
— Par là, fit le prêtre avec un geste vague en direction de l’entrée de la vallée. Je ne serai pas long.
— Soyez prudent, lui recommanda Sol. Et n’oubliez pas que, si le consul a trouvé un glisseur en arrivant au fleuve, il pourrait être de retour dès cet après-midi.
Duré hocha la tête. Il alla prendre une gourde, caressa délicatement la tête de Rachel, et descendit le grand escalier du Sphinx en avançant à petits pas, comme un vieillard chargé d’années.
Sol le regarda s’éloigner. Il ne fut bientôt plus qu’une minuscule silhouette déformée par le miroitement de l’air et par la distance. Puis l’érudit retourna en soupirant s’asseoir à côté de sa fille.
Paul Duré s’efforçait de marcher à l’ombre, mais même ainsi la chaleur était oppressante et pesait comme un joug sur ses épaules. Il dépassa le Tombeau de Jade et suivit le sentier qui menait aux falaises du nord et à l’Obélisque. L’ombre effilée de ce monument projetait du noir sur la pierre rosée et sur la poussière de la vallée. Il descendit lentement au milieu des décombres entourant le Monolithe de Cristal. Il leva les yeux tandis qu’une brise paresseuse faisait tinter des carreaux cassés et sifflait à travers les fissures de la façade. Il vit son reflet dans les morceaux de verre intacts et se souvint du chant d’orgue produit par le vent du soir dans la Faille lorsqu’il vivait parmi les Bikuras, sur les hauteurs du plateau du Pignon. Il lui semblait que plusieurs vies s’étaient écoulées depuis. Plusieurs éternités.
Il ressentait les dommages que la résurrection du cruciforme avait opérés sur sa mémoire et dans son esprit. C’était un sentiment écœurant. L’équivalent de quelqu’un qui a été victime d’une attaque cardiaque et qui n’a aucun espoir de guérir. Des raisonnements qui auraient autrefois été pour lui un jeu d’enfant lui demandaient maintenant une profonde concentration, ou étaient simplement hors de sa portée. Les mots lui échappaient. Les émotions l’empoignaient avec la même violence soudaine que les marées du temps. Plusieurs fois, il avait dû s’éloigner des autres pèlerins pour pleurer tout seul, sans motif intelligible.
Les autres pèlerins… Aujourd’hui, seuls demeuraient Weintraub et l’enfant. Le père Duré aurait volontiers donné sa vie pour que ces deux êtres fussent épargnés. Était-ce un péché, se demandait-il, que d’envisager un pacte avec l’antéchrist ?