Le vent se leva derrière eux sur les terres désolées. Les nuages s’écartèrent, puis se refermèrent de plus belle, occultant les étoiles, de sorte que la seule lumière provenait maintenant du faible éclat interne des Tombeaux du Temps. Sol avait peur que les cognements redoublés de son cœur ne fassent peur au bébé, mais Rachel continuait de se blottir contre lui, et le contact de son petit corps chaud le rassurait.
— Bon sang ! murmura-t-il dans sa barbe.
Il s’était pris d’affection pour Brawne Lamia. Il s’était pris d’affection pour tous les pèlerins, et ils avaient tous disparu, un par un. Sa formation d’universitaire l’avait conditionné à rechercher une configuration dans chaque chaîne d’évènements, un grain particulier dans chaque pierre meulée par l’expérience. Mais il ne voyait aucune configuration spéciale dans les évènements d’Hypérion. Il n’y trouvait que le désordre et la mort.
Sans cesser de bercer son enfant, il se tourna vers le désert, envisageant de quitter cet endroit au plus vite, de marcher jusqu’à la cité morte ou jusqu’à la forteresse de Chronos, pour essayer de gagner le littoral du nord-ouest, ou encore celui du sud-est, là où la Chaîne Bridée faisait intersection avec la mer. Il leva un doigt tremblant vers son visage et se frotta la joue. Il ne pouvait rien espérer de tout cela. Quitter la vallée n’avait pas sauvé Martin Silenus. La présence du gritche avait été signalée au sud de la Chaîne Bridée, jusqu’à Endymion et jusqu’aux autres villes du Sud. Même si le monstre les épargnait, Rachel et lui, la soif et la faim auraient vite raison d’eux. Sol aurait pu survivre, à la rigueur, en se nourrissant de racines et de petits animaux, mais les réserves de lait pour Rachel étaient trop limitées. Brawne n’en avait pas rapporté suffisamment de la forteresse.
Il se souvint brusquement, alors, que les réserves de lait n’avaient aucune importance.
Dans moins d’un jour, je serai tout seul.
Il réprima un gémissement de douleur à cette pensée. Sa détermination de sauver son enfant lui avait fait traverser un quart de siècle et plus de deux cents années-lumière. Sa résolution de redonner à Rachel la vie et la santé qu’elle avait perdues représentait une force presque palpable, une énergie farouche que Saraï et lui avaient eue en commun et qu’ils avaient entretenue de la même manière que les prêtres d’un temple entretiennent une flamme sacrée. Mais, par Dieu, non ! Il y avait un sens aux choses, un soubassement moral à cette plate-forme d’évènements apparemment aléatoires, et Sol Weintraub était prêt à jouer sa vie et celle de sa fille sur cette certitude.
Il se leva, redescendit lentement le sentier qui menait au Sphinx, grimpa l’escalier, prit une cape isotherme et des couvertures, et confectionna un nid douillet pour deux sur la plus haute marche tandis que les vents d’Hypérion mugissaient et que les Tombeaux du Temps émettaient une lumière plus forte que jamais.
Rachel était contre son ventre et son torse, la joue sur son épaule, ses petites mains s’ouvrant et se refermant tandis qu’elle lâchait sa prise sur le monde pour entrer dans l’univers des rêves d’enfant. Il écouta sa respiration douce lorsqu’elle sombra dans un sommeil profond, et entendit le bruit des petites bulles de salive qui se formaient sur sa bouche. Au bout d’un moment, il lâcha, lui aussi, sa prise sur le monde, et la rejoignit dans le sommeil.
30.
Sol fit le même rêve que celui qu’il subissait depuis le jour fatal où Rachel avait contracté la maladie de Merlin.
Il se voyait errant à travers un énorme espace parsemé de colonnes de la taille d’un séquoia géant, qui se dressaient dans la pénombre. Une lumière rouge tombait de très haut, en rayons presque solidifiés. Puis il entendit le vacarme d’une conflagration géante, comme si des mondes entiers étaient en train de brûler. Devant lui brillaient deux lumières ovales d’un rouge grenat.
Il reconnaissait cet endroit. Il savait qu’il allait trouver, un peu plus loin, un autel de pierre sur lequel serait étendue Rachel, sa Rachel inconsciente, âgée d’une vingtaine d’années. Puis la voix viendrait dicter ses conditions.
Il s’arrêta sur la corniche basse pour contempler, au-dessous de lui, le spectacle familier. Sa fille, la jeune femme à qui Saraï et lui avaient dit adieu lorsqu’elle était partie faire sa thèse sur le monde lointain d’Hypérion, gisait nue sur la grosse dalle de pierre plate. Au-dessus d’eux tous, bien plus haut, flottaient les deux points rouges qui étaient les yeux du gritche. Sur l’autel était posé un long poignard à lame courbe, d’une seule pièce, qui semblait en corne.
La voix se fit alors entendre.
Sol ! Prends ta fille, ta fille unique, Rachel, que tu aimes, et te rendre sur le monde qu’on appelle Hypérion pour l’immoler par le feu à l’un des endroits que je t’indiquerai.
Il avait les bras qui tremblaient de rage et de douleur. Il s’arracha littéralement les cheveux et cria dans les ténèbres la réponse qu’il avait déjà donnée à la voix.
Il n’y aura plus d’offrande, ni d’enfant ni de parent. Il n’y aura plus d’autre sacrifice. Le temps de l’obéissance et de l’expiation est passé ! Aide-nous en ami, ou bien va-t’en !
Dans ses précédents rêves, ces paroles avaient été suivies du hurlement du vent et d’un terrible sentiment de solitude tandis que des pas lourds s’éloignaient dans la nuit. Mais, cette fois-ci, le rêve persista ; l’autel se mit à rougeoyer et fut soudain vide, à l’exception du poignard de corne. Les deux ovales rouges flottaient toujours au-dessus de lui, comme des rubis de feu de la taille d’une planète.
Écoute-moi bien, Sol, reprit la voix, beaucoup plus modulée à présent, comme si elle murmurait à l’oreille de Sol au lieu de résonner dans les cieux. L’avenir de l’humanité dépend du choix que tu vas faire. Peux-tu offrir ta Rachel par amour, sinon par obéissance ?
Sol entendit la réponse dans sa tête alors même qu’il cherchait les mots. Il n’y aurait plus d’offrande. Ni aujourd’hui ni jamais. L’humanité avait suffisamment souffert pour son amour des dieux, pour sa longue quête d’un Dieu. Il songea aux nombreux siècles durant lesquels son peuple, le peuple juif, avait négocié avec Dieu, récriminant, marchandant, protestant contre l’injustice des choses, mais revenant toujours et toujours à l’obéissance pure et simple, quel qu’en soit le prix final. Des générations entières exterminées dans les fours de la haine. Les générations futures marquées par les feux glacés du rayonnement et de la haine, encore.
Pas cette fois-ci. Plus jamais.
— Réponds oui, papa.
Sol regarda, effaré, le contact d’une main sur la sienne. Sa fille Rachel se tenait à côté de lui, ni bébé ni adulte, mais âgée de huit ans, telle qu’il l’avait connue deux fois, une dans chaque sens de son évolution, avec ses cheveux châtain clair rassemblés en une seule tresse, sa salopette en jean délavé et ses baskets de gamine.
Il lui prit la main, en la serrant aussi fort que possible sans lui faire de mal. Il sentit qu’elle lui rendait sa pression. Ce n’était pas une illusion. Ce n’était pas une manifestation finale de la cruauté du gritche. C’était sa fille.