— Réponds oui, papa.
Sol avait résolu le problème d’Abraham de l’obéissance à un Dieu devenu malveillant. L’obéissance ne pouvait plus occuper la place la plus importante dans les relations entre l’humanité et sa divinité. Mais que se passait-il lorsque c’était l’enfant choisi pour le sacrifice qui demandait l’obéissance au caprice de la divinité ?
Il mit un genou à terre près de sa fille et lui ouvrit ses bras.
— Rachel !
Elle se serra contre lui avec la même fougue qu’en d’innombrables occasions du même genre, le menton haut sur l’épaule de son père, les bras chargés d’un amour intense. Et elle murmura à son oreille :
— Je t’en prie, papa, il faut que nous répondions oui.
Il continua de la serrer contre lui, heureux de sentir ses petits bras et la chaleur de sa joue. Il pleurait silencieusement, et il sentait les larmes couler sur sa joue et sur sa barbe, mais il ne voulait pas la lâcher, même une seconde, pour les essuyer.
— Je t’aime, papa, murmura Rachel.
Il se redressa alors, s’essuya le visage du revers de la main, et commença, en tenant fermement sa fille par la main, la lente descente vers l’autel de pierre.
Il se réveilla avec la sensation qu’il tombait, et qu’il cherchait à protéger le bébé. Rachel dormait toujours contre son torse, les poings serrés, le pouce à la bouche ; mais lorsqu’il se redressa, elle se réveilla avec le réflexe de tension et le cri d’un nouveau-né effrayé. Sol laissa tomber sa cape et ses couvertures pour la serrer tendrement dans ses bras.
Il faisait jour. La matinée semblait même bien avancée. La nuit avait pris fin pendant leur sommeil, et le soleil avait envahi la vallée et les tombeaux. Le Sphinx était tapi au-dessus d’eux comme un prédateur dont les pattes s’étendaient de chaque côté de l’escalier où il avait dormi.
Rachel se mit à vagir, le visage horriblement déformé par la faim, le choc du réveil et la peur qu’elle sentait chez son père. Sol la berça dans la lumière fantasmagorique. Il remonta à l’entrée du Sphinx, changea sa couche, chauffa l’un des derniers biberons et le lui donna jusqu’à ce que ses vagissements se transforment en petits bruits de succion. Il lui fit faire son rot, puis la promena dans ses bras jusqu’à ce qu’elle se rendorme d’un sommeil léger.
Le moment de sa naissance se situait dans moins de dix heures, à la tombée du soir. Sa fille vivrait alors ses dernières minutes. Il aurait voulu que le Sphinx fût un grand édifice de verre symbolisant le cosmos et la divinité qui régnait sur lui. Il aurait alors jeté des pierres sur sa façade, jusqu’à ce qu’il ne reste plus un seul carreau entier.
Il essaya de se rappeler son rêve dans tous ses détails, mais le peu d’assurance et de chaleur qu’il avait pu en retirer fondirent à la lumière crue du soleil d’Hypérion. L’idée d’offrir sa fille en sacrifice au gritche lui révulsait l’estomac d’horreur.
— Ne t’inquiète pas, murmura-t-il tandis qu’elle s’agitait dans son sommeil. Tout va très bien se passer, tu verras, ma chérie. Le vaisseau du consul sera bientôt là. Je sens qu’il va arriver d’un instant à l’autre.
Le vaisseau n’arriva ni avant midi ni dans le milieu de l’après-midi. Sol arpenta la vallée en criant le nom de ses compagnons disparus et en chantant des berceuses à moitié oubliées chaque fois que Rachel se réveillait. Elle se rendormait aussitôt. Elle semblait aussi légère qu’une plume. Il se rappelait qu’elle pesait exactement six livres et trois onces à la naissance, et mesurait dix-neuf pouces. Il sourit à l’évocation des antiques unités de mesure de sa planète natale, le monde de Barnard.
En fin d’après-midi, il se réveilla en sursaut de sa demi-torpeur à l’ombre de la patte tendue du Sphinx. Le bébé aux bras, il regarda le vaisseau qui descendait lentement dans le ciel lapis.
— Il est arrivé ! cria-t-il tandis que Rachel gigotait et couinait comme si elle comprenait.
La ligne bleue d’une flamme de fusion brûlait avec l’intensité que seul peut atteindre un vaisseau dans l’atmosphère. Sol sautillait sur place, rempli d’espoir comme il ne l’avait pas été depuis bien longtemps. Il sauta en hurlant jusqu’à ce que Rachel, inquiète, se mette à pleurer. Il cessa alors de s’agiter et la souleva au-dessus de sa tête, sachant très bien que ses jeunes yeux étaient encore incapables d’accommoder, mais voulant qu’elle voie la beauté de ce vaisseau en train de décrire une courbe au-dessus des montagnes lointaines et de descendre se poser sur le plateau désertique.
— Il a réussi ! s’écria Sol. Il arrive ! Grâce à lui, nous allons…
Trois lourdes détonations retentirent, presque simultanément, dans la vallée. Les deux premières étaient les bang soniques jumeaux, « signature » précédant le vaisseau lors de sa décélération. La troisième était le bruit de sa destruction.
Sol Weintraub vit le point brillant constituant la pointe de la longue traîne de fusion devenir soudain aussi lumineux que le soleil, puis grossir à la taille d’une boule de flammes et de gaz en fusion avant de s’abattre sur le désert en mille fragments incandescents. Il cligna plusieurs fois les yeux pour chasser les échos rétiniens tandis que Rachel continuait de pleurer.
— Mon Dieu ! gémit Sol. Mon Dieu !
La destruction complète du vaisseau ne faisait aucun doute. Des explosions secondaires déchiraient l’air malgré la distance d’au moins trente kilomètres. Des morceaux retombaient, suivis d’un sillage de flammes et de fumées, sur le désert, les montagnes et la mer des Hautes Herbes qui s’étendait au-delà.
— Mon Dieu !
Il s’assit sur le sable chaud. Il était trop épuisé pour pleurer, trop vide pour faire quoi que ce soit d’autre que bercer son enfant jusqu’à ce que ses pleurs cessent.
Dix minutes plus tard, il releva la tête tandis que deux nouvelles traînées de fusion embrasaient le ciel en se dirigeant du zénith au sud. L’une des deux explosa, trop loin pour que le son parvienne jusqu’à lui. La deuxième disparut au sud, derrière les montagnes et la Chaîne Bridée.
— Ce n’était peut-être pas le consul, murmura Sol. C’étaient peut-être des Extros. Le vaisseau du consul va sans doute arriver bientôt.
Mais rien ne se passa jusqu’au moment où le petit soleil d’Hypérion déclina jusqu’au ras des falaises et où les marches du Sphinx furent plongées dans l’ombre. Bientôt, toute la vallée fut envahie par le crépuscule.
Rachel était née à moins de trente minutes de cet instant. Sol vérifia sa couche. Elle n’était pas mouillée. Il lui donna le dernier biberon. Tandis qu’elle tétait goulûment, elle le regardait de ses grands yeux sombres comme pour scruter ses pensées. Il se souvenait des premières minutes où il l’avait prise tandis que Saraï se reposait sous les couvertures. Les yeux du bébé l’avaient transpercé des mêmes questions brûlantes et du même étonnement devant la découverte de ce monde.
Le vent du soir amena des nuages qui se déplaçaient rapidement au-dessus de la vallée. On entendait au sud-ouest une rumeur qui ressemblait d’abord au grondement lointain du tonnerre, puis à la régularité écœurante de l’artillerie. C’étaient probablement des explosions nucléaires ou au plasma, à cinq cents kilomètres au sud ou davantage. Sol scruta le ciel entre deux masses de nuages. Il aperçut des traînées de météores fulgurants qui zébraient l’atmosphère. Probablement des missiles balistiques ou des vaisseaux de descente. Dans les deux cas, ils apportaient la mort sur Hypérion.
Détournant les yeux de ce spectacle, il fredonna une berceuse tandis que Rachel finissait de prendre son biberon. Il s’était avancé jusqu’à l’entrée de la vallée, mais il commença à prendre lentement le chemin du retour au Sphinx. Les tombeaux étaient plus luminescents que jamais. Ils miroitaient d’une lumière crue de gaz au néon excité par des électrons. Au-dessus de sa tête, les derniers rayons du couchant étaient en train de transformer les nuages bas en un plafond de flammes pastel.