Il restait moins de trois minutes avant l’instant de la naissance de Rachel. Même si le vaisseau du consul arrivait maintenant, Sol savait qu’il n’aurait plus le temps de monter à bord ni de mettre son enfant en état de fugue cryotechnique.
Il ne désirait plus le faire.
Il grimpa lentement les marches du Sphinx, conscient de ce que Rachel avait fait le même parcours vingt-six années standard plus tôt, ignorante du sort qui l’attendait dans la crypte obscure.
Il s’arrêta en haut des marches pour reprendre son souffle. La lumière du soleil était quelque chose de palpable, qui remplissait le ciel et embrasait les ailes et toute la partie supérieure du Sphinx. Le tombeau lui-même semblait restituer toute la lumière emmagasinée dans la journée, comme les rochers du désert d’Hébron où Sol avait erré, des années auparavant, à la recherche d’une réponse à ses problèmes, pour n’y trouver que déboires et désillusions. L’air miroitait et le vent souffla un peu plus fort, soulevant le sable de la vallée avant de se calmer.
Sol posa un genou sur la marche supérieure du Sphinx et retira la couverture qui enveloppait Rachel. Elle ne portait que la couche de coton blanc qu’on lui avait mise à la naissance.
Elle gigotait dans ses mains. Son visage était violacé et luisant. Ses petites mains étaient rouges à force de se crisper et de se décrisper. Sol se rappelait avec une précision étonnante le moment où le médecin lui avait tendu le bébé. Il ouvrait de grands yeux en regardant sa fille, exactement comme maintenant. Puis il l’avait posée sur le ventre de Saraï pour qu’elle puisse la voir.
— Mon Dieu ! murmura-t-il en s’agenouillant pour de bon, sur les deux jambes.
La vallée tout entière se mit à frémir comme sous l’effet d’une onde sismique. Il perçut confusément le bruit d’une série d’explosions qui se propageaient vers le sud, mais son attention était maintenant fixée sur l’effrayant halo émis par le Sphinx. L’ombre de Sol fit un bond de cinquante mètres en arrière sur l’escalier et dans la vallée tandis qu’une lumière pulsante et vibrante jaillissait du tombeau. Du coin de l’œil, il vit que les autres Tombeaux du Temps étaient illuminés de la même manière, tels d’énormes et baroques réacteurs nucléaires dans les dernières secondes précédant la fusion du cœur.
L’entrée du Sphinx était auréolée d’une lumière pulsante bleue qui devint rapidement violette, puis d’un blanc à l’éclat insoutenable. Derrière le Sphinx, contre la paroi verticale du plateau qui dominait la vallée des Tombeaux du Temps, l’image floue d’un arbre impossible se stabilisa peu à peu. Son tronc gigantesque et ses branches énormes en acier acéré s’élevaient jusqu’aux nuages éclatants. Sol le regarda rapidement, distingua les épines de trois mètres et les fruits terrifiants qui pendaient. Puis il se tourna de nouveau vers l’entrée du Sphinx.
Quelque part, le vent se remit à hurler. Le tonnerre gronda. Quelque part aussi, une poussière de sable vermillon se souleva comme des voiles de sang séché dans la terrible lumière des tombeaux. Quelque part encore, des voix hurlèrent et un chœur glapit des lamentations.
Ignorant tout cela, Sol n’avait d’yeux que pour sa fille et, derrière elle, pour la silhouette qui occupait maintenant l’entrée du Sphinx.
Le gritche s’avança. Le monstre de trois mètres de haut dut se baisser pour ne pas toucher la voûte de l’entrée de ses épines d’acier. Il s’avança sur l’étroit parvis du tombeau, à moitié statue et à moitié créature vivante. Sa démarche avait cette terrible lenteur délibérée que l’on ne trouve que dans les cauchemars.
La lumière agonisante du ciel glissait sur la carapace du monstre, cascadant sur son torse de chitine et sur les épines d’acier qui le hérissaient, jetant des reflets sur les lames acérées et les scalpels de ses doigts. Sol serra son bébé contre lui sans quitter du regard les escarboucles à multiples facettes qui servaient d’yeux au gritche tandis que le coucher de soleil se fondait dans la lueur rouge sang de son rêve récurrent.
La tête du gritche se tourna lentement, pivotant sans friction, effectuant une rotation de quatre-vingt-dix degrés à droite puis à gauche, comme si la créature voulait contempler toute l’étendue de son domaine.
Le gritche fit trois pas en avant, et s’arrêta à moins de deux mètres de Sol. Les quatre bras de la créature se levèrent en se pliant tandis que les lames se déployaient.
Sol serra encore plus fort le bébé contre lui. Sa peau était huileuse, son visage chargé de mucus excrété à la naissance. Ses yeux suivaient des directions différentes, mais semblaient fixés sur Sol. Il ne restait plus que quelques secondes.
Réponds oui, papa.
Sol n’avait pas oublié son rêve.
La tête du gritche s’abaissa jusqu’à ce que les terribles yeux rubis ne regardent plus que Sol et son enfant. Les mâchoires de vif-argent s’entrouvrirent légèrement, montrant de multiples rangées de dents d’acier. Quatre mains se tendirent, la paume métallique vers le haut, et s’immobilisèrent à cinquante centimètres du visage de Sol.
Réponds oui, papa.
Sol se souvenait que, dans son rêve, sa fille le serrait très fort. Il comprenait que, tout compte fait, quand tout le reste est devenu poussière, la loyauté envers ceux que nous aimons est la seule chose que nous pouvons emporter avec nous dans la tombe. La foi, la vraie foi, reposait sur cet amour-là.
Sol leva son nouveau-né mourant, âgé de quelques secondes à peine, qui poussait son premier et son, dernier cri, et le donna au gritche.
L’absence soudaine de son poids déjà si léger le frappa d’un terrible vertige.
Le gritche prit Rachel, recula, et fut environné de lumière.
Derrière le Sphinx, l’arbre aux épines cessa de miroiter, se mit en phase avec le moment présent, et devint d’une netteté terrifiante.
Sol s’avança, les bras implorants, tandis que le gritche reculait dans la lumière et disparaissait. Une série d’explosions déchira la couverture nuageuse et jeta le vieil homme à genoux sous la force de l’onde de choc.
Derrière lui, autour de lui, les Tombeaux du Temps étaient en train de s’ouvrir.
TROISIÈME PARTIE.
31.
J’ouvris les yeux, et regrettai aussitôt d’avoir été réveillé.
Roulant sur le côté, plissant les yeux, pestant contre la soudaine invasion de lumière, je vis Leigh Hunt assis au bord du lit, la seringue à instillations encore à la main.
— Vous avez pris assez de pilules pour vous faire dormir toute la journée, me dit-il. Debout, et haut les cœurs !
Je m’assis au bord du lit, massai ma barbe du matin sur mes joues, et jetai un regard de travers à Hunt.
— Qui vous a donné le foutu droit d’entrer dans ma chambre ? demandai-je.
L’effort me fit tousser, et cela ne cessa que lorsque Hunt revint de la salle de bain avec un verre d’eau.
— Buvez ça, me dit-il.
Je bus, tout en essayant vainement de projeter ma colère entre deux quintes. Les vestiges de mon rêve étaient en train de se diluer comme la brume du matin. Je me sentis gagné par un terrible sentiment de perte.
— Habillez-vous, me dit Hunt en se levant. La Présidente veut vous voir dans ses appartements privés dans vingt minutes. Beaucoup de choses se sont produites pendant votre sommeil.