— Quelles choses ?
Je me frottai les yeux et passai la main dans mes cheveux ébouriffés.
— Renseignez-vous auprès de l’infosphère, me dit Hunt en souriant. Et n’oubliez pas, vingt minutes, pas une de plus, Severn, ajouta-t-il en sortant.
Je fis ce qu’il m’avait conseillé. L’accès à l’infosphère ressemble un peu à la descente sur un océan à la surface diversement agitée. En temps normal, la houle est légère et n’offre pas beaucoup de résistance. Les jours de crise, il y a des moutons et quelques lames de fond. Aujourd’hui, c’était un véritable ouragan qui se déchaînait. Il fallait avancer à contre-courant, et la confusion la plus totale régnait sur les grandes voies d’accès aux données. La matrice de l’infoplan était surchargée de demandes de transfert. L’Assemblée de la Pangermie, qui n’émettait normalement qu’un bourdonnement multiplex d’informations et de débats politiques, était en proie à un vent de panique. Les votes interrompus et les rapports de situation caducs s’effilochaient comme des nuages chassés par la tempête.
— Mon Dieu ! murmurai-je.
Je voulus me retirer, mais la pression de toutes ces informations pesait sur mes circuits d’implant et sur mon cerveau. Guerre. Attaque surprise. Destruction imminente du Retz. Rumeurs de déposition de la Présidente Gladstone. Émeutes sur une vingtaine de mondes. Manifestations violentes des fidèles du gritche sur Lusus. La flotte de la Force abandonne le système d’Hypérion dans une tentative de repli désespérée, mais c’est déjà trop tard, beaucoup trop tard. Hypérion est déjà attaquée. On craint une invasion par les canaux distrans…
Je me levai, courus prendre ma douche et mes soniques en un temps record. Hunt ou bien quelqu’un d’autre avait disposé sur le dossier d’une chaise un complet gris et une cape. Je m’habillai à toute vitesse, me brossai les cheveux sans les sécher, de sorte que mes boucles mouillées tombaient sur mon col.
Il ne fallait surtout pas faire attendre la Présidente de l’Hégémonie humaine. Surtout pas.
— Il était temps que vous arriviez, me dit Meina Gladstone lorsque j’entrai dans ses appartements privés.
— Qu’est-ce que c’est que ce bordel que vous avez foutu ? lui demandai-je.
Elle battit trois fois des paupières. De toute évidence, la Présidente de l’Hégémonie humaine n’avait pas l’habitude qu’on s’adresse à elle sur ce ton.
Putain de merde ! ajoutai-je en mon for intérieur.
— N’oubliez pas qui vous êtes et à qui vous parlez, me dit Gladstone d’une voix glacée.
— J’ignore qui je suis. Et je suis peut-être en train de parler à la plus grande criminelle de toute l’histoire depuis Horace Glennon-Height. Pourquoi avez-vous laissé éclater cette fichue guerre ?
Elle battit de nouveau des paupières et regarda autour d’elle. Nous étions tout seuls. Le salon était vaste et la pénombre agréable. Il y avait au mur des toiles de l’Ancienne Terre ; mais je m’en fichais pas mal, sur le moment, même si c’étaient des Van Gogh originaux.
Je dévisageai la Présidente. Son visage réputé lincolnien n’était que celui d’une vieille femme qu’éclairait la lumière parcimonieusement filtrée par les stores. Elle soutint mon regard quelques instants, puis détourna la tête.
— Excusez-moi, lui dis-je sèchement, sur un ton qui démentait mes paroles. Mais vous n’avez pas laissé éclater la guerre, vous l’avez fait éclater, n’est-ce pas ?
— Non, Severn. Je ne l’ai pas provoquée.
Sa voix était aussi faible qu’un chuchotement.
— Expliquez-vous, insistai-je en faisant les cent pas devant la haute fenêtre dont les stores dessinaient sur mes vêtements des bandes horizontales de lumière. Et sachez que je ne suis pas Joseph Severn.
Elle haussa un sourcil.
— Dois-je vous appeler H. Keats ?
— Vous pouvez m’appeler Personne. De sorte que, lorsque les autres cyclopes viendront et vous demanderont qui vous a aveuglée, vous pourrez répondre : « Personne », et ils s’en iront en disant que c’était la volonté des dieux.
— Vous avez l’intention de m’aveugler ?
— Je pourrais vous tordre le cou et m’en aller d’ici sans le moindre remords. Des millions d’êtres vont périr avant que cette semaine ne se termine. Comment avez-vous pu accepter cela ?
Elle posa un doigt sur sa lèvre inférieure.
— L’avenir ne bifurque que dans deux directions, dit-elle d’une voix très douce. La guerre, avec incertitude totale, ou bien la paix, avec annihilation totale certaine. J’ai choisi la guerre.
— Et qui a décrété ces choses ? demandai-je avec, maintenant, plus de curiosité que de colère dans la voix.
— Ce sont des faits, répliqua-t-elle en consultant son persoc. Dans dix minutes, il faut que j’aille prononcer la déclaration de guerre devant le Sénat. Donnez-moi des nouvelles des pèlerins d’Hypérion.
Je croisai les bras et la regardai dans les yeux.
— Je le ferai si vous me promettez de faire une chose.
— Si c’est en mon pouvoir, je le ferai.
J’attendis un instant, comprenant que rien dans l’univers ne pouvait obliger cette femme à engager sa parole sur un chèque en blanc.
— Très bien, déclarai-je. Je veux que vous communiquiez par mégatrans avec Hypérion, pour lever l’interdiction de décollage sur le vaisseau du consul. Il faut également envoyer quelqu’un en amont du fleuve Hoolie pour le retrouver. Le consul se trouve approximativement à cent trente kilomètres de la capitale, un peu plus haut que les écluses de Karla. Il est peut-être blessé.
Gladstone se frotta la lèvre d’un doigt replié puis hocha la tête.
— Très bien. J’enverrai quelqu’un à sa recherche. Quant à libérer le vaisseau, cela dépend de ce que vous allez m’apprendre. Les autres sont-ils encore en vie ?
Je resserrai ma cape autour de moi et me laissai tomber sur un sofa en face d’elle.
— Certains le sont.
— La fille de Byron Lamia ? Brawne ?
— Le gritche l’a emportée. Elle est restée quelque temps dans une sorte de coma, reliée à une espèce de dérivation neurale de l’infosphère. J’ai rêvé… qu’elle flottait quelque part, unie à la personnalité sur implant du premier Keats. Elle pénétrait dans l’infosphère. La mégasphère, plutôt. Elle accédait au TechnoCentre par des voies et des dimensions dont je n’aurais jamais soupçonné l’existence.
— Est-elle actuellement en vie ? demanda Gladstone en se penchant en avant.
— Je l’ignore. Son corps a disparu. On m’a réveillé avant que je ne puisse voir par où sa personnalité entrait dans la mégasphère.
— Et le colonel ? demanda Gladstone en hochant lentement la tête.
— Kassad a été conduit quelque part par Monéta, cette fille qui semble résider dans les tombeaux et voyager dans le temps avec eux. La dernière fois que j’ai vu le colonel, il attaquait le gritche à mains nues. Les gritches, plutôt. Il y en avait des milliers.
— A-t-il survécu ?
J’écartai les bras.
— Je l’ignore. Ce ne sont que des rêves. Des fragments de perception.
— Et le poète ?
— Le gritche l’a pris ; il l’a empalé sur l’arbre aux épines. Je l’ai revu, plus tard, lorsque j’ai rêvé de Kassad. Silenus était toujours vivant. J’ignore par quel miracle.
— L’arbre aux épines est donc une réalité, ce n’est pas une invention de l’Église gritchtèque ?
— Il existe vraiment.
— Le consul est donc parti ? Il essaie de rejoindre la capitale ?