Tout à coup, sur un coin relativement clair du mur le plus proche de Falk, il entrevit une forme mouvante. Il se tourna promptement et, frappé de terreur, vit enfin quelque chose de net et de bien distinct : un visage – un visage couturé de cicatrices, farouche, effaré, percé de deux yeux jaunes inhumains.
— « Un Shing ! » murmura-t-il épouvanté. Le visage le narguait, les lèvres terribles dessinaient les mots un Shing en une mimique muette, et Falk comprit qu’il se trouvait face à son propre reflet.
Il se leva, le corps raide, se dirigea vers le miroir et passa la main dessus pour s’assurer que c’était bien un miroir ; il était à moitié caché dans un cadre façonné que l’on avait peint afin qu’il parût plus plat qu’il n’était en réalité.
Mais Falk se détourna du miroir car il entendait une voix. De l’autre côté de la pièce, un peu floue dans la lumière faible et uniforme provenant de sources cachées, mais tout de même assez substantielle, se dressa une forme humaine. Bien qu’il n’existât pas d’entrée apparente, un homme était entré ; immobile, il regardait Falk. Il était très grand, drapé dans une cape, une sorte de toge blanche, la tête chenue, le regard limpide, sombre, pénétrant. L’homme parlait ; sa voix profonde était d’une grande douceur.
— « Sois ici le bienvenu, Falk. Il y a beau temps que nous t’attendons, que nous guidons tes pas et assurons ta protection. » La pièce se fit plus lumineuse, il y rayonnait une pure clarté. La voix profonde contenait une note d’exaltation. « Chasse la peur et sois le bienvenu parmi nous, ô Messager ! Les jours sombres sont derrière toi, et devant toi la route qui te conduira là où tu es né ! » La lumière devenait de plus en plus éclatante ; Falk finit par en être aveuglé, il cligna des yeux plusieurs fois, et, lorsqu’il essaya de porter son regard vers son interlocuteur, il s’aperçut qu’il avait disparu.
Il lui vint à l’esprit ces mots qu’il avait entendus des mois auparavant de la bouche d’un vieil homme dans la Forêt : la nuit atroce des brillantes lumières d’Es Toch.
Il était décidé à ne plus se laisser manipuler, droguer, abuser. Il avait été idiot d’entrer là, et il n’en sortirait certainement pas vivant ; mais on ne se jouerait pas de lui. Il se mit à la recherche de la porte cachée afin de suivre cet homme. Une voix venue du miroir lui dit : « Un moment, Falk. Les illusions ne sont pas toujours des mensonges. Tu cherches la vérité. »
Le mur sembla se fendre, s’ouvrit pour former une porte. Deux personnages entrèrent. L’un, petit et frêle, marchait à grands pas ; il portait des chausses munies d’une brayette voyante, un justaucorps, un bonnet ajusté. Le second, plus grand, était vêtu d’une lourde toge et marchait à pas mignards, avec des attitudes de danseur ; de longs cheveux noirs à reflet pourpre lui flottaient jusqu’à la taille. Elle dit – il dit, plutôt, car sa voix était grave, si douce fût-elle : « Nous sommes filmés, tu sais, Strella. »
— « Je sais, » dit le petit personnage avec la voix d’Estrel. Ni l’un ni l’autre ne daignaient jeter sur Falk le moindre regard. Ils se comportaient comme s’ils avaient été seuls. « Continuez, Kradgy, que vouliez-vous me dire ? »
— « J’allais te demander pourquoi cela t’a pris si longtemps. »
— « Si longtemps ? Vous êtes injuste, Seigneur. Comment aurais-je pu le dépister dans la Forêt qui s’étend à l’est de Shorg ? – c’est le désert le plus désert. Les animaux, ces abrutis, ne m’étaient d’aucun secours ; tout ce qu’ils savent faire de nos jours, c’est de rabâcher la Loi. Lorsque vous avez fini par me larguer le détecteur, j’étais à trois cents kilomètres au nord de l’homme à détecter. Lorsque je suis arrivé à sa hauteur, il marchait droit vers le territoire des Basnasska. Vous savez que le Conseil leur a fourni des avibombes et autres engins pour leur permettre de réduire le nombre des Vagabonds et des Soliapachim. Si bien qu’il m’a fallu m’introduire dans cette tribu répugnante. Vous n’avez pas entendu mes comptes rendus ? J’en ai envoyé tout le long du chemin, jusqu’au jour où j’ai perdu mon transmetteur en traversant une rivière au sud de l’Enclave du Kansas. Et ma mère m’en a donné un autre à Besdio. Je suppose que mes comptes rendus sont conservés sur bandes. »
— « Je n’écoute jamais les comptes rendus. En tout cas, c’était autant de temps perdu et de risques inutilement courus puisque tu n’as même pas réussi, depuis des semaines, à lui apprendre à ne pas nous craindre. »
— « Estrel ! » cria Falk, « Estrel ! »
Frêle et grotesque en son travesti, Estrel ne se retourna pas, sourde à cet appel. Elle continua à parler à l’homme en toge. Suffoquant de honte et de colère, Falk cria le nom d’Estrel, puis s’avança à grands pas et la saisit à l’épaule – mais ses mains se fermèrent sur le vide : il n’y avait plus rien là qu’une tache de lumière suspendue dans l’air, une lueur colorée et vacillante qui s’évanouit.
La fente était restée ouverte dans le mur, et par cette fente Falk regarda dans la pièce voisine. Estrel était là avec l’homme en robe ; ils lui tournaient le dos. Falk murmura le nom d’Estrel, et elle se retourna pour le regarder – droit dans les yeux, sans triomphe et sans honte, avec ce regard calme, détaché, indifférent qu’elle avait eu pour lui tout le long du chemin.
— « Pourquoi… pourquoi m’as-tu menti ? » dit-il. « Pourquoi m'as-tu amené ici ? » Il en connaissait la raison ; il savait ce qu’il était et avait toujours été aux yeux d’Estrel. Ce n’était pas son intellect qui parlait, mais son amour-propre et sa loyauté, qui ne pouvaient, de prime abord, supporter ni admettre la vérité.
— « J’étais chargée de t’amener ici – conformément à tes désirs. »
Falk fit un effort pour se ressaisir. Rigide, sans faire un mouvement en direction d’Estrel, il lui demanda :
— « Es-tu une Shing ? »
— « J’en suis un, » dit l’homme en robe avec un sourire affable. « Je suis un Shing. Tous les Shing sont des menteurs. Suis-je donc un Shing qui te ment, auquel cas, naturellement, je ne suis pas un Shing, mais un non-Shing qui ment ? Ou bien est-ce un mensonge de dire que tous les Shing mentent ? Mais je suis un Shing, c’est vrai ; et je mens, c’est vrai. Les Terriens et autres animaux pratiquent aussi le mensonge, on en cite de nombreux cas ; les lézards changent de couleur, les insectes se déguisent en brindilles et les flots font le mort en prenant l’aspect de cailloux ou de sable suivant le fond sur lequel ils reposent. Dis donc, Strella, celui-ci est encore plus stupide que le gamin ! »
— « Non, Seigneur Kradgy, il est très intelligent, » répondit Estrel de sa voix douce et neutre. Elle parlait de Falk comme un être humain parle d’un animal.
Immobile, silencieux, Falk regardait cette femme qui avait marché, mangé, couché à ses côtés – qui avait dormi dans ses bras. Estrel et son partenaire étaient eux aussi silencieux et figés, comme s’ils avaient attendu de lui un signal pour continuer le spectacle.