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Estrel n’inspirait à Falk ni ressentiment, ni d’ailleurs aucun sentiment. Elle n’était plus rien pour lui qu’un peu d’air, une tache de lumière, un reflet dansant. Tout ce qu’il éprouvait, c’était envers lui-même qu’il le ressentait : il était malade d’humiliation, il en était malade physiquement parlant.

Va tout seul, Opale, lui avait dit le prince du Kansas. Va tout seul, lui avait dit Hiardan l’Apiculteur. Va tout seul, lui avait dit le vieux Percipient de la Forêt. Va tout seul, mon fils, lui avait dit Zove. Qui sait combien d’autres hommes l’auraient guidé utilement, l’auraient aidé dans sa quête, l’auraient armé de connaissances s’il avait traversé seul la Prairie ? Qui sait combien il aurait pu apprendre s’il ne s’était pas laissé guider par Estrel, s’il n’avait pas cru en sa bonne foi.

Il ne savait plus rien, sauf qu’il avait été d’une bêtise insondable et qu’Estrel lui avait menti. Elle lui avait menti depuis le premier jour, sans désemparer, depuis le moment où elle avait prétendu être une Errante – non, avant cela : depuis le moment où, voyant Falk pour la première fois, elle avait fait semblant de tout ignorer de son identité et de sa nature. Elle les connaissait bel et bien et elle avait été chargée de faire en sorte qu’il parvînt à Es Toch – et peut-être de contrecarrer l’influence qu’avaient pu avoir, ou que pourraient avoir sur son esprit ceux qui haïssaient les Shing. La regardant d’une pièce à l’autre, Falk broyait du noir. Pourquoi, se demandait-il, avait-elle maintenant cessé de lui mentir ?

— « Que t’importent à présent mes paroles ? » dit Estrel comme si elle avait lu la pensée de Falk.

Peut-être l’avait-elle lue effectivement. Ils n’avaient jamais, entre eux, recouru au langage télépathique. Mais si c’était une Shing, avec les pouvoirs mentaux que les hommes prêtaient aux Shing et dont l’étendue était matière à rumeurs et à spéculations, elle avait très bien pu se brancher sur son cerveau pendant tout le voyage, des semaines durant. Comment le savoir ? Inutile de le lui demander.

Falk entendit un bruit derrière lui. Il se retourna et vit deux nouveaux personnages à l’autre bout de la pièce, près du miroir. Ils portaient robe noire et cagoule blanche et étaient deux fois plus grands que des hommes de taille normale.

— « Tu te laisses trop facilement berner, » dit l’un des géants.

— « Il faut que tu saches qu’on s’est payé ta tête, » dit l’autre.

— « Tu n’es qu’une moitié d’homme. »

— « Une moitié d’homme ne peut connaître toute la vérité. »

— « Qui sème la haine récolte moquerie et duperie. »

— « Qui sème la mort devient outil décervelé. »

— « D’où viens-tu, Falk ? »

— « Qu’es-tu, Falk ? »

— « Où es-tu, Falk ? »

— « Qui es-tu, Falk ? »

Les deux géants levèrent leurs cagoules pour montrer qu’il n’y avait rien dedans que de l’ombre, reculèrent jusqu’au mur, le traversèrent et s’évanouirent.

Estrel se précipita vers Falk, venue de la pièce voisine ; elle se jeta à son cou, se serra contre lui, l’embrassa avidement, désespérément. « Je t’aime. Je t’aime depuis le moment où je t’ai vu pour la première fois. Fais-moi confiance, Falk, fais-moi confiance ! » Puis, tandis qu’elle gémissait encore « Fais-moi confiance, » une force puissante et invisible l’arracha des bras de Falk, et cette force était comme un grand vent qui tourbillonnait, qui chassait Estrel vers le mur, lui faisait traverser une issue en forme de fente, qui se refermait silencieusement sur elle comme se referme une bouche.

— « Te rends-tu compte, » dit le grand mâle dans la pièce voisine, « que tu es sous l’empire de drogues hallucinogènes. » Dans sa voix basse, mais qui articulait bien les mots, perçait une note de sarcasme blasé. « C’est à soi-même qu’il faut se fier le moins, hein ? » Sur ce, il leva ses longues robes et urina copieusement ; puis il s’en alla d’un pas tranquille en ajustant ses vêtements et en lissant sa longue chevelure flottante.

Falk vit le plancher verdâtre de la pièce absorber l’urine graduellement, jusqu’à épuisement.

Les côtés de la porte se rapprochaient très lentement, la fente allait se fermer. C’était la seule issue hors de cette pièce où il était pris au piège. Secouant sa torpeur, il s’élança et traversa la fente avant qu’elle ne se fermât. Il se trouvait dans la pièce où avaient été Estrel et son partenaire, et elle était identique à celle qu’il venait de quitter, peut-être un peu plus petite et plus sombre. Une porte était ouverte dans le mur opposé, mais la fente se fermait très lentement. Il se précipita vers elle, la traversa et se trouva dans une troisième pièce identique aux autres, peut-être un peu plus petite et plus sombre. La fente du mur d’en face se fermait très lentement, et il la traversa précipitamment pour se trouver dans une autre pièce, plus petite et plus sombre que la précédente, d’où il se faufila dans une autre pièce petite et sombre, d’où il se glissa dans un petit miroir sombre où il tomba à la renverse. Malade de peur, il hurla en direction de la lune blanche et balafrée, qui le regardait avec de grands yeux.

Lorsque Falk se réveilla, il se sentait reposé, le corps vigoureux mais l’esprit trouble ; il était dans un lit confortable en une pièce claire sans fenêtres. Il s’assit ; ce fut comme un signal : deux hommes surgirent de derrière une cloison, de grands hommes à l’aspect ahuri et bovin. « Salut, Seigneur Agad ! Salut, Seigneur Agad ! » dirent-ils l’un après l’autre, et ils ajoutèrent : « Suivez-nous, s’il vous plaît. » « Suivez-nous, s’il vous plaît. » Falk se leva, tout nu, prêt à se battre – la seule chose dont il avait alors un souvenir clair, c’était la lutte dont il était sorti vaincu dans le hall d’entrée du palais – mais les deux hommes n’étaient pas agressifs. « Venez, s’il vous plaît, » répétaient-ils l’un après l’autre, et Falk les suivit. Sous leur conduite, toujours nu, il sortit de la chambre, suivit un long corridor vide, traversa un hall aux murs garnis de miroirs, monta ce qui lui parut d’abord un escalier mais était en réalité, constata-t-il, une rampe peinte de manière à imiter un escalier, puis ce furent de nouveaux corridors et de nouvelles rampes, et enfin il entra dans une vaste pièce meublée aux murs d’un vert bleuâtre, dont l’un était illuminé par le soleil. Un des hommes s’arrêta au seuil de la pièce, l’autre y entra avec Falk.

— « Voici des vêtements, à manger et à boire. Alors vous… vous mangez et buvez. Alors vous… alors vous demandez ce qu’il vous faut. Ça va ? » Il ne cessait de regarder Falk avec de grands yeux, mais sans paraître s’intéresser à lui particulièrement.

Il y avait une cruche d’eau sur la table, et Falk commença par boire tout son soûl car il avait grand soif. Il parcourut des yeux la pièce où il était, étrange et plaisante avec ses meubles en lourd plastique cristallin et ses murs translucides sans ouvertures, puis il examina son garde, son serviteur avec curiosité. C’était un grand gaillard au visage inexpressif, avec un pistolet à la ceinture.

— « Que dit la Loi ? » demanda Falk impulsivement.

Docilement et sans manifester de surprise, le gaillard aux yeux écarquillés répondit : « Tu ne tueras pas. »

— « Et ce pistolet ? »

— « Ah ! ce pistolet : c’est fait pour paralyser, pas pour tuer, » dit le garde ; et il se mit à rire. Les modulations de sa voix étaient arbitraires, sans lien avec le sens de ses paroles, et il y eut une courte pause entre les mots qu’il prononça et le rire dont il les ponctua. « Maintenant, mangez, buvez, nettoyez-vous. Voici de bons vêtements. Vous voyez, des vêtements. »