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— « Êtes-vous un Décervelé ? »

— « Non. Je suis le Capitaine de la garde du corps des Vrais Seigneurs, et je suis branché sur l’ordinateur numéro huit. Maintenant, mangez, buvez, nettoyez-vous. »

— « Oui, à condition que vous sortiez d’ici. »

Une pause brève. « Ah oui ! très bien, Seigneur Agad, » dit le Capitaine, et il se remit à rire comme si on le chatouillait. Peut-être cela le chatouillait-il quand l’ordinateur parlait par l’intermédiaire de son cerveau. Il se retira. Falk voyait les lourdes formes floues de ses deux gardes à travers la cloison. Ils étaient postés de chaque côté de la porte du corridor. Falk trouva le cabinet de toilette et se lava. Des vêtements propres étaient étalés sur le grand lit moelleux qui occupait une extrémité de la pièce ; c’étaient de longues robes amples avec une orgie de motifs rouges, magenta et violets. Falk les examina avec répugnance, puis les revêtit. Son sac tout déformé était placé sur la table de plastique vitreux serti d’or ; son contenu était apparemment intact, mis à part vêtements et pistolets, qui avaient disparu. Un repas était servi, et il avait faim. Il n’avait aucune idée du temps qui avait pu s’écouler depuis que les portes de cette maison s’étaient refermées sur lui, mais, à en juger par sa faim, ce n’était pas tout récent : il s’attaqua donc à son repas. La nourriture lui paraissait bizarre, très relevée, trafiquée, épicée, falsifiée, mais il ingurgita le tout et chercha la suite. Comme il n’y avait pas de suite et qu’il avait fait tout ce qu’on lui avait demandé, il entreprit une inspection plus minutieuse de sa chambre. Ne voyant plus à travers le mur vert-bleu semi-transparent les ombres floues de ses gardes, il se préparait à en rechercher le pourquoi lorsqu’il s’arrêta net. La fente verticale à peine visible de la porte s’élargissait, laissant entrevoir une ombre derrière elle. Elle s’ouvrit en un long ovale à axe vertical, qui livra passage à un nouveau personnage.

Falk crut d’abord que c’était une jeune fille, puis il vit que c’était un garçon d’environ seize ans. Il était, comme Falk lui-même, habillé de longues robes flottantes. S’arrêtant à une certaine distance de Falk, il tendit les mains, paumes en haut, et débita tout un torrent de charabia.

— « Qui es-tu ? »

— « Orry, » dit le jeune homme, « Orry ! » et il se remit à baragouiner. Il avait l’air frêle et surexcité ; sa voix tremblait d’émotion. Il se laissa enfin tomber sur les genoux et inclina bien bas la tête, et, bien qu’il n’eût jamais vu faire ce geste, Falk ne pouvait se méprendre sur sa signification ; c’était, dans sa forme pleine et originelle, le salut dont il n’avait rencontré, chez les Apiculteurs et les sujets du prince du Kansas, que certains vestiges, certains résidus.

— « Parle en galactique, » dit Falk avec violence, inquiet et traumatisé. « Qui es-tu ? »

— « Je suis Har Orry, prech Ramarren, » murmura le jeune homme.

— « Lève-toi. Que fais-tu à genoux ? Je ne… Tu me connais ? »

— « Prech Ramarren, ne vous souvenez-vous pas de moi ? Je suis Orry, le fils de Har Weden. »

— « Quel est mon nom ? »

Le garçon leva la tête, et Falk le dévisagea – il regarda surtout ses yeux, qui le fixaient. Ils étaient d’une couleur d’ambre gris ; mise à part la grande pupille sombre, seul l’iris jaunâtre était visible, sans blanc apparent ; c’étaient comme les yeux d’un chat ou d’un cerf, et Falk n’en avait jamais vu de semblables, sauf, tout récemment, les siens dans un miroir.

— « Vous avez nom Agad Ramarren, » dit le garçon, effrayé et subjugué.

— « Comment le sais-tu ? »

— « Je… je l’ai toujours su, prech Ramarren. »

— « Es-tu de ma race ? Sommes-nous de la même espèce ? »

— « Je suis le fils de Har Weden, prech Ramarren ! Je vous le jure ! »

Les yeux d’or à reflets gris de l’adolescent se mouillèrent de larmes un moment. Falk lui-même avait toujours eu tendance à réagir aux émotions par un bref afflux de larmes ; Œil de Daim lui avait jadis fait la leçon parce qu’il en éprouvait de la gêne : ce n’était là, selon toute apparence, lui disait-elle, qu’une réaction purement physiologique et vraisemblablement propre à sa race.

Falk avait été la proie d’un tel désarroi, d’une telle désorientation depuis son arrivée à Es Toch, qu’il se trouvait mal armé pour interroger et juger cette dernière apparition. Une partie de son cerveau lui disait : c’est exactement ce qu’ils veulent : t’amener par un total désarroi à une totale crédulité. Il en était au point de ne pas savoir si Estrel – Estrel qu’il connaissait si bien et qu’il aimait si loyalement – était une amie ou une Shing, ou un outil des Shing, si elle lui avait jamais dit la vérité ou si elle lui avait jamais menti, si elle était prise au piège avec lui ou si elle l’y avait attiré. Il se rappelait un rire ; il se rappelait aussi une étreinte désespérée, des paroles dites à voix basse… Et maintenant, que penser de ce garçon qui le regardait avec une crainte respectueuse et un air peiné, de ces yeux fantasmagoriques semblables à ceux de Falk lui-même : se transformerait-il, s’il le touchait, en taches lumineuses ? Répondrait-il par des mensonges aux questions qui lui seraient posées, ou dirait-il la vérité ?

Au milieu de tant d’illusions, d’erreurs et de duperies, Falk décida que la seule voie qu’il pût suivre était celle qu’il avait suivie depuis qu’il avait quitté Zove pour prendre la route. Il regarda de nouveau le jeune homme et lui dit la vérité.

— « Je ne te reconnais pas. Je devrais peut-être me souvenir de toi, mais il n’en est rien parce que le champ de ma mémoire se limite aux quatre ou cinq dernières années. » Falk s’éclaircit la voix, se tourna pour s’asseoir sur une des hautes chaises à longs pieds grêles qui s’offraient à lui, et fit signe au garçon de l’imiter.

— « Vous… ne vous souvenez pas de Werel ? »

— « Qui est Werel ? »

— « C’est chez nous, notre monde. »

Ce fut un choc pour Falk, et il se tut.

— « Vous rappelez-vous le… le voyage qui nous a conduits ici, prech Ramarren ? » balbutia le jeune homme. Il y avait une note incrédule dans sa voix ; il paraissait n’avoir pas bien saisi ce que Falk lui avait dit. Et aussi un élan frémissant contenu par un sentiment de respect ou de crainte.

Falk fit non de la tête.

Orry répéta sa question avec une variante : « Vous n’avez tout de même pas oublié notre voyage vers la Terre, prech Ramarren ? »

— « Si. Quand a-t-il eu lieu ? »

— « Cela fait six années terriennes… Excusez-moi, je vous prie, prech Ramarren. Je ne savais pas… J’étais sur la côte de Californie, et on m’a fait venir ici par aérocar automatique ; le robot ne m’a pas dit ce qu’on me voulait. Et puis le Seigneur Kradgy m’a informé qu’un des membres de notre expédition avait été retrouvé, et j’ai pensé… Mais il ne m’a rien dit de votre… perte de mémoire… Alors vous vous rappelez… Seulement… seulement la Terre ? »

Le garçon semblait quêter un démenti. « Je ne me rappelle que la Terre, » dit Falk, résolu à ne pas se laisser influencer par l’émotion de son interlocuteur, ou sa naïveté, ou la candeur puérile de son visage et de sa voix. Il lui fallait partir du postulat que cet Orry n’était pas ce qu’il paraissait être.

Et s’il était ce qu’il paraissait être ?

Je ne serai plus leur dupe, pensa Falk, amer.

Tu le seras, répliqua une autre partie de son esprit ; tu seras leur dupe s’ils veulent te duper, que tu le veuilles ou non. Si tu ne poses pas de questions à ce garçon de peur d’en recevoir une réponse mensongère, alors c’est le mensonge qui gagne la partie, et tu n’auras rien tiré de tout ton voyage – rien que silence, moquerie et dégoût. Tu voulais savoir quel est ton nom. Il te donne un nom – accepte-le !