— « Veux-tu me dire qui… qui nous sommes ? »
Le jeune homme, tout heureux, se remit à parler dans son charabia, puis s’interrompit en voyant, à son regard, que Falk ne le comprenait pas. « Vous ne savez plus parler kelshak, prech Ramarren ? » Son ton était presque plaintif.
Falk fit un signe de tête négatif. « C’est ta langue natale ? »
— « Oui, » dit le garçon, et il ajouta timidement : « La vôtre aussi, prech Ramarren. »
— « Comment dit-on père en kelshak ? »
— « Hiowech. Ou Wawa… pour les bébés. » L’ombre d’un sourire candide passa sur le visage d’Orry.
— « Comment appellerais-tu un vieillard à qui tu dois le respect ? »
— « Il y a pour ça beaucoup de noms… des noms de la même famille… Prevwa, kioinap, ska n-gehov… Attendez, je réfléchis, prechna. Cela fait si longtemps que je n’ai pas parlé kelshak… Un prechnoweg… un homme haut placé auquel on n’est pas apparenté, cela peut s’appeler un tiokioï, ou un previotio. »
— « Tiokioï. J’ai un jour dit ce mot sans… savoir où je l’avais appris…»
Ce n’était pas vraiment concluant. Ce n’était pas là un test probant. Falk n’avait jamais dit grand-chose à Estrel de son séjour chez le vieux Percipient de la Forêt, mais les Shing avaient très bien pu, tandis qu’ils le tenaient à leur merci, drogué, la nuit dernière ou pendant plusieurs nuits, pomper de son cerveau tous ses souvenirs, tout ce qu’il n’avait jamais dit, fait ou pensé. Comment connaître les limites de leurs pouvoirs ? Et surtout, comment savoir ce qu’ils voulaient de lui ? Tout ce que Falk pouvait faire, c’était aller de l’avant, tendre vers le but qu’il s’était fixé.
— « Es-tu libre de tes mouvements, ici ? »
— « Oh, oui ! prech Ramarren. Les Seigneurs ont été très bons pour moi. Cela fait longtemps qu’ils cherchent d’autres… survivants de notre expédition. Savez-vous, prechna, si aucun des autres…»
— « Je ne sais pas. »
— « Tout ce que Kradgy a eu le temps de me dire, lorsque je suis arrivé ici voici quelques minutes, c’est que vous aviez vécu dans la forêt qui couvre l’est de ce continent, avec une tribu sauvage. »
— « Je t’en parlerai si tu le désires. Mais dis-moi d’abord certaines choses. J’ignore tout de moi, de toi, de notre expédition, de Werel. »
— « Nous sommes Kelsh, » dit le garçon avec une certaine gêne, manifestement embarrassé d’avoir à donner des explications si élémentaires à un homme qu’il considérait comme son supérieur, par l’âge naturellement, mais aussi à d’autres égards. « Nous sommes nés sur Werel, et de nationalité kelshak – nous sommes venus ici sur le vaisseau Autreterre. »
— « Pour quoi faire ? » demanda Falk, se penchant en avant. Et, en un récit ralenti par des digressions, des retours en arrière, des questions, des interruptions, Orry parla longtemps, jusqu’à épuisement du narrateur et de son auditeur, jusqu’à l’heure où les murs diaphanes de la chambre s’illuminèrent des chaudes lueurs du couchant ; ils se turent alors un moment, et des serviteurs muets leur apportèrent à manger et à boire. Tout le long de son repas, Falk fixait en imagination ce bijou qui pouvait être en toc ou d’un prix inestimable, la vision entrevue, vraie ou fausse – cette vision dessinée par le récit qu’il venait d’entendre – du monde qu’il avait perdu.
7
Un soleil comme un œil de dragon, d’un jaune orangé, opale de feu aux sept pendentifs éclatants décrivant autour de l’astre leurs lentes et longues ellipses. La troisième planète, verte, mettait soixante années terriennes à accomplir sa révolution – une Année : heureux l’homme qui voit son second printemps, dit Orry, traduisant un proverbe de ce monde. Les hivers de l’hémisphère Nord, écarté du soleil par l’angle de l’écliptique alors que la planète s’en trouvait déjà à une distance maximum, étaient froids, sombres, redoutables ; les vastes étés, longs comme la moitié d’une vie, étaient d’une colossale opulence. Les marées géantes des mers profondes obéissaient à une lune géante qui mettait quatre cents jours à croître et à décroître ; il y avait en ce monde une orgie de tremblements de terre, de volcans, de plantes qui marchaient, d’animaux qui chantaient – et des hommes qui parlaient et bâtissaient des cités. Une planète aux merveilles sans nombre. Ce monde miraculeux, mais n’ayant rien d’exceptionnel, avait reçu la visite d’un vaisseau venu du cosmos, il y avait de cela vingt années. Orry voulait dire vingt longues Années de ce monde – un peu plus de douze cents années terriennes.
Les visiteurs étaient des ethnologues et d’autres membres de la Ligue de Tous les Mondes, venus pour coloniser cette planète nouvellement découverte, éloignée du noyau central des anciens mondes de cette association, pour lui consacrer leurs efforts et leur existence même, dans l’espoir de faire adhérer à la Ligue, le temps aidant, ses espèces intelligentes, et de se faire de Werel une nouvelle alliée dans la guerre à venir. Telle était la politique de la Ligue depuis des générations, depuis qu’elle avait appris qu’une grande vague de conquérants, partie d’au-delà des Hyades, déferlait de monde en monde et de siècle en siècle en direction de ce vaste groupe de quatre-vingts planètes qui s’était si pompeusement dénommé la Ligue de Tous les Mondes. La Terre, située en bordure de la zone centrale de la Ligue, était la planète la plus rapprochée de celle qu’on venait de découvrir, Werel, et c’est elle qui avait fourni tous les colons de ce premier vaisseau. Il devait en arriver d’autres en provenance d’autres mondes de la Ligue, mais il n’en vint jamais : la guerre les prévint.
Les colons ne pouvaient communiquer avec la Terre, avec la planète mère Davenant et avec le reste de la Ligue qu’au moyen de l’ansible, un transmetteur instantané qui était à bord de leur vaisseau. Aucun engin, dit Orry, n’avait jamais dépassé la vitesse de la lumière, et Falk le corrigea sur ce point. On avait bel et bien construit des vaisseaux de guerre sur le principe de l’ansible, mais ce n’avaient été que des engins de mort, automatiques, incroyablement onéreux et inhabités. Les hommes n’avaient jamais pu dépasser cette vitesse de la lumière, qui rétracte le temps vécu par le voyageur interplanétaire. Les colons de Werel étaient donc bien loin de leur planète natale et ne pouvaient compter que sur leur ansible pour en recevoir des nouvelles. À peine avaient-ils passé cinq ans sur Werel qu’ils furent informés de la venue de l’Ennemi, et les communications se firent aussitôt confuses, contradictoires, intermittentes, et bientôt cessèrent complètement. Un tiers environ des colons décidèrent de franchir l’abîme des ans qui les séparait de la Terre et des leurs : ils repartirent dans le vaisseau. Les autres restèrent sur Werel, exilés volontaires. Ils ne purent jamais savoir, de leur vivant, ce qu’il était advenu de leur planète natale et de la Ligue qu’ils servaient ; qui était l’Ennemi et s’il avait asservi la Ligue ou avait subi une défaite. Sans vaisseau et sans moyens de communication, isolés, les exilés formaient une petite colonie livrée à la curiosité et à l’hostilité de tribus indigènes d’une culture inférieure mais d’une intelligence égale à la leur. Ils attendirent, les fils de leurs fils attendirent, sous un ciel dont les étoiles étaient muettes. Il ne vint aucun vaisseau, aucun message. Leur propre vaisseau dut être détruit et perdues les archives de la nouvelle planète. Parmi tant d’étoiles, la petite opale jaune orangé avait été oubliée.