— « Que faisais-tu dans cette expédition, toi qui n’étais qu’un enfant ? »
— « Mon père était le chef de l’expédition et ma mère l’accompagnait. Vous savez qu’autrement, prech Ramarren… eh bien, si l’on en revient, on ne retrouve plus aucun des siens car ils sont morts depuis très, très longtemps. Mais je n’en suis pas plus avancé maintenant : mes parents sont morts, de toute façon. À moins qu’on ne les ait traités comme vous, et… dans ce cas, ils ne me reconnaîtraient pas si nous nous retrouvions. »
— « Quel était mon rôle dans l’expédition ? »
— « Vous étiez notre navigateur. »
Ô ironie ! Falk en tressaillit, mais Orry poursuivit en son style naïf et déférent : « Cela veut dire que vous régliez le trajet du vaisseau, ses coordonnées – vous étiez le plus grand prostène ou astromathématicien de toute la Kelshie. Vous aviez le pas sur nous tous à bord, à l’exception de mon père, Har Weden. Vous êtes du Huitième Ordre, prech Ramarren ! Vous… vous en souvenez… un peu ?…»
Falk fit un signe de tête négatif.
L’enfant se tut. Tristement, il reprit : « Je n’arrive pas à croire que vous avez tout oublié, excepté quand vous faites ce geste. »
— « De hocher la tête ? »
— « Sur Werel on hausse les épaules. Comme ceci. »
La candeur d’Orry était irrésistible. Falk s’essaya au haussement d’épaules, et il dut s’avouer qu’il trouvait à ce geste une certaine justesse ; et s’il lui paraissait approprié, ne pouvait-ce être parce que c’était une vieille habitude ? Il sourit, et Orry en parut tout heureux.
— « Vous êtes resté si semblable à vous-même, prech Ramarren, tout en devenant si différent. Excusez-moi. Mais que vous a-t-on fait… que vous a-t-on fait pour vous faire tout oublier ? »
— « Ils m’ont détruit. Bien sûr que je suis semblable à moi-même. Je suis moi-même. Je suis Falk…» Il se prit la tête dans les mains. Interdit, Orry gardait le silence. L’air calme et frais de la chambre avait autour d’eux l’éclat d’un joyau vert-bleu ; les dernières lueurs du couchant jetaient sur un des murs leur rougeur tamisée.
— « Est-ce qu’on te surveille de près ? »
— « Les Seigneurs préfèrent que je porte un communicateur si je circule en aérocar. » Orry montra son poignet gauche, entouré de ce qui semblait être un bracelet de chaînons d’or. « Après tout, ça peut être dangereux de se trouver parmi les indigènes. »
— « Mais tu es libre d’aller où bon te semble ? »
— « Oui, naturellement. Cette chambre où vous êtes ressemble exactement à la mienne de l’autre côté du canyon. » Orry eut de nouveau l’air perplexe. « Nous n’avons pas d’ennemis ici, vous savez, prech Ramarren, » risqua-t-il.
— « Non ? Alors où sont nos ennemis ? »
— « Eh bien… hors d’ici… là d’où vous êtes venu. »
Falk et Orry se fixaient, dans leur mutuelle incompréhension.
— « Tu crois que les hommes sont nos ennemis – les Terriens, les êtres humains ? Que ce sont eux qui ont détruit mon esprit ? »
— « Qui serait-ce ? » dit Orry, effrayé, hébété.
— « Les étrangers… l’Ennemi… les Shing ! »
— « Mais, » dit l’enfant avec une douceur timide, comme s’il mesurait enfin toute l’étendue de l’ignorance et de l’égarement de celui qui avait été son maître vénéré, « il n’y a jamais eu d’Ennemi. Il n’y a jamais eu de Guerre. »
La chambre fut agitée d’un léger tremblement, comme un gong frappé si doucement que sa vibration est inaudible, et au bout d’un moment une voix désincarnée prononça ces mots : le Conseil se réunit. La fente de la porte s’ouvrit et un personnage de haute taille fit son entrée, majestueux, vêtu de robes blanches et coiffé d’une perruque noire surchargée d’ornements. Très maquillé, avec des arcs dessinés au-dessus de ses sourcils épilés, un visage dont la matité satinée était celle d’un masque, il avait l’aspect d’un homme vigoureux en pleine maturité. Orry se leva de table promptement, et s’inclina en murmurant : « Seigneur Abundibot. »
— « Har Orry, » répondit l’homme, d’une voix elle aussi étouffée jusqu’à n’être plus qu’un murmure grinçant. Puis il se tourna vers Falk. « Agat Ramarren, sois le bienvenu. Le Conseil de la Terre se réunit pour répondre à tes questions et examiner tes requêtes. Regarde…» Il n’avait jeté sur Falk qu’un bref coup d’œil et ne s’était pas approché de lui ni de son congénère werélien. Il faisait à Falk une étrange impression, celle d’un homme puissant, mais par ailleurs entièrement concentré sur lui-même, absorbé en lui-même. C’était un être en marge, inabordable. Falk, Orry et Abundibot restèrent un moment immobiles ; et puis, en suivant le regard de ces derniers, Falk s’aperçut que la cloison de la chambre s’était transformée : devenue toute floue, c’était maintenant comme une gelée grisâtre transparente dans laquelle des lignes et des formes s’agitaient de mouvements spasmodiques et tremblotants. Puis l’image devint nette, et Falk eut un sursaut. C’était le visage d’Estrel, dix fois grandeur nature. Ses yeux le fixaient, distants et impassibles comme ceux d’un tableau.
— « Je suis Strella Siobelbel. » Les lèvres de l’image remuaient, mais la voix ne pouvait être localisée ; c’était comme un murmure froid et abstrait frémissant dans l’air ambiant. « J’avais mission de ramener à la Cité le membre de l’expédition de Werel qui était censé vivre à l’est du Continent numéro un. Je crois que c’est cet homme. »
Le visage d’Estrel fut remplacé par celui de Falk en un fondu enchaîné.
Une voix désincarnée, sifflante, demanda : « Har Orry reconnaît-il cette personne ? »
Le visage d’Orry apparut sur l’écran tandis qu’il faisait cette réponse : « C’est Agad Ramarren, Seigneurs, le Navigateur de l’Autreterre. »
Le visage du jeune homme s’évanouit et l’écran demeura vide, agité de frémissements, tandis qu’une multitude de voix chuchotaient et bruissaient dans l’air ; c’était comme une brève discussion dont les nombreux participants étaient des esprits parlant une langue inconnue. C’est ainsi que les Shing tenaient conseil : chacun chez soi, seul, sans autre présence que celle de voix murmurantes. Tandis que se poursuivait l’incompréhensible échange de questions et de réponses, Falk chuchota à l’oreille d’Orry : « Connais-tu cette langue ? »
— « Non, prech Ramarren. Ils ne me parlent jamais qu’en galactique. »
— « Pourquoi discutent-ils ainsi, et non face à face ? »
— « Ils sont trop nombreux – ils sont des milliers et des milliers à prendre part au Conseil de la Terre, m’a dit le seigneur Abundibot. Et ils sont dispersés sur toute la planète, bien que Es Toch soit leur unique cité. C’est Ken Kenyek qui prend la parole en ce moment. »
Le bourdonnement de voix désincarnées s’était arrêté, et un nouveau visage apparut sur l’écran, un visage d’homme, blanc comme un linge avec des cheveux noirs et des yeux pâles. « Agat Ramarren, nous sommes réunis en conseil, et tu as été autorisé à participer au Conseil. Puisses-tu compléter ta mission sur la Terre et rentrer chez toi si tel est ton désir. Le seigneur Pelleu Abundibot va te parler en esprit. »