Le mur se vida brusquement de ses fantasmes et reprit son aspect normal, son vert translucide. À l’autre bout de la pièce, un homme de grande taille fixait Falk d’un regard soutenu. Ses lèvres ne remuaient pas et pourtant Falk l’entendait parler, non plus en un murmure mais clairement – avec une singulière clarté. Falk ne pouvait croire que ce fût une communication paraverbale, et néanmoins ce ne pouvait être autre chose. Dépouillée du caractère propre de la voix, de son timbre, de tout attribut charnel, c’était l’intelligibilité pure et simple, la raison parlant à la raison.
— « Nous te parlons en esprit afin que tu puisses n’entendre que la vérité. Car il n’est pas vrai que nous les Shing, ou tout autre homme, puissions dénaturer ou dissimuler la vérité dans une communication paraverbale. Les hommes mentent lorsqu’ils nous accusent de mentir. Mais si tu préfères parler vocalement, libre à toi, et nous ferons de même. »
— « Je ne suis qu’un piètre paraverbaliste, » dit Falk à haute voix au bout d’un moment. Sa voix vivante paraissait bruyante et vulgaire par comparaison avec le brillant et silencieux contact mental qui venait de se produire. « Mais je vous entends fort bien. Je ne demande pas la vérité. De quel droit la demanderais-je ? Cependant, j’aimerais entendre ce que vous avez décidé de me dire. »
Le jeune Orry parut choqué. Le visage d’Abundibot resta parfaitement inexpressif. Il apparut qu’il s’était branché à la fois sur l’esprit de Falk et sur celui d’Orry – ce qui aux yeux de Falk n’était pas en soi une mince performance – car il était manifeste qu’Orry était à l’écoute lorsque le Shing se remit à parler en esprit.
— « Les hommes t’ont décervelé, puis t’ont mis dans l’esprit ce qu’ils voulaient y mettre. Ainsi conditionné, tu n’as pour nous que méfiance. C’est ce que nous avions craint. Mais demande-nous ce que tu veux, Agad Ramarren de Werel ; nous répondrons en te disant la vérité. »
— « Depuis combien de temps suis-je ici ? »
— « Six jours. »
— « Pourquoi a-t-on commencé par me droguer et me mystifier ? »
— « C’était pour tenter de te restituer ta mémoire. Nous avons échoué. »
Ne le crois pas, ne le crois pas, se dit Falk à lui-même si instamment qu’il ne faisait aucun doute que le Shing, s’il était tant soit peu doué de pouvoirs empathiques, dut capter le message clairement. Aucune importance. Il lui fallait jouer le jeu, et le jouer à leur façon même s’ils en dictaient toutes les règles et étaient seuls à savoir le jouer. Peu importait sa nullité, seule comptait son honnêteté. Il misait alors sur cette conviction et sur elle seulement : qu’on ne peut pas tricher contre un honnête homme, que la vérité, si l’on joue le jeu jusqu’au bout, doit mener à la vérité.
— « Dites-moi pourquoi je dois vous faire confiance, » dit-il.
Le langage paraverbal d’Abundibot, pur et limpide comme une note de musique produite électroniquement, parla de nouveau aux esprits de Falk et d’Orry, immobiles comme des pions sur un échiquier.
— « Ceux que vous connaissez sous le nom de Shing sont des hommes. Nous sommes des Terriens, nés sur la Terre et de souche humaine, tout comme ton ancêtre Jacob Agat, qui faisait partie de la première colonie fondée sur Werel. Les hommes t’ont enseigné leurs croyances sur l’histoire de la Terre au cours des douze siècles écoulés depuis la fondation de cette colonie. À nous maintenant – qui sommes aussi des hommes – de t’apprendre ce que nous savons. »
» Nul ennemi n’est jamais venu des étoiles lointaines pour attaquer la Ligue de Tous les Mondes. La Ligue fut détruite par la révolution et la guerre civile. Par sa propre corruption, par le militarisme et le despotisme. En tous mondes, il y eut des révoltes, des rébellions, des usurpations ; de Davenant, berceau des mondes, sont parties des représailles qui ont littéralement carbonisé certaines planètes. Nul vaisseau photique ne se risquait plus dans un avenir aussi incertain ; seuls franchissaient l’espace les hyperphotiques, les missiles, les engins mondicides. La Terre ne fut pas détruite, mais la moitié de sa population fut anéantie comme le furent toutes les villes, les vaisseaux et les ansibles, les archives et la civilisation de l’homme – tout cela en deux années terribles de guerre civile entre Loyalistes et Rebelles, les uns et les autres munis des armes inimaginables mises au point par la Ligue pour combattre un ennemi venu de mondes lointains.
» Sur la Terre certains desperados, qui, ayant remporté un avantage éphémère, savaient très bien qu’ils s’engageaient dans un cycle infernal de contre-révolutions, de destructions et de dévastations, vinrent à utiliser une arme nouvelle, le mensonge. Ils se forgèrent un nom, un langage et de vagues légendes sur le monde lointain d’où ils venaient, puis répandirent sur la Terre, dans leurs propres rangs comme dans le camp des Loyalistes, le bruit que l’Ennemi était venu. La guerre civile, disaient-ils, était entièrement due à l’Ennemi. L’Ennemi s’était infiltré partout, avait détruit la Ligue et gouvernait la Terre ; c’était lui qui avait maintenant le pouvoir et il allait arrêter la guerre. Et s’ils avaient pu faire accroire toutes ces balivernes, c’était par la vertu de leur pouvoir unique, imprévisible, sinistre, étranger à notre monde : le pouvoir de mentir en esprit.
» Les hommes crurent à leur fable. Ils y étaient préparés par leur panique, leur effroi, leur lassitude. Voyant le monde en ruine autour d’eux, ils se soumirent à un Ennemi qu’ils concevaient volontiers comme surnaturel, invincible. Ils mordirent à l’appât de la paix.
» Et depuis lors ils vivent en paix.
» Nous aimons conter à Es Toch le petit mythe suivant : Il était une fois un Créateur qui commit un gros mensonge. Il n’existait rien du tout, et pourtant le Créateur affirma : le monde existe. Et que vit-on ? Pour que le mensonge de Dieu pût être la vérité de Dieu, l’univers vit aussitôt le jour…
» S’il était vrai que la paix humaine reposât sur un mensonge, il existait des hommes qui ne demandaient qu’à perpétuer ce mensonge. Puisque le vulgaire voulait à tout prix que l’Ennemi fût venu et régnât sur la Terre, nous nous sommes donné le nom d’Ennemi et avons régné sur la Terre. Personne n’est venu contester notre mensonge ou détruire notre paix ; tous les mondes de la Ligue sont disjoints, l’ère des vols interstellaires est passée ; par-ci, par-là, une fois peut-être en un siècle, nous voyons se fourvoyer sur notre planète un vaisseau comme le vôtre, venu de quelque monde lointain. Nous avons contre nous des rebelles, comme ceux qui vous ont attaqués à la Barrière. Nous nous efforçons de mater ces rebelles car, légitimement ou illégitimement, nous portons le fardeau de la paix humaine, cela depuis un millénaire. Pour avoir commis un gros mensonge, nous sommes commis à l’application d’une grande Loi. Tu connais la loi que nous faisons respecter, nous qui sommes des hommes parmi les hommes : la Loi essentielle, édictée à l’humanité à l’heure la plus tragique de son histoire. »
La communication paraverbale, éclatante et atone, prit fin comme s’éteint une lumière. Et, dans le silence ténébreux qui s’ensuivit, le jeune Orry murmura à haute voix : « Le respect de la vie. »
Nouveau silence. Falk était immobile. Debout face au Shing, il s’efforçait de ne pas trahir sur son visage ou dans son esprit peut-être transparent la confusion, le désarroi qu’il éprouvait. N’y avait-il rien de vrai dans tout ce qu’il avait appris ? L’humanité n’avait-elle effectivement pas d’Ennemi ?