Выбрать главу

— « Si votre version des faits est véridique, » dit-il enfin, « pourquoi ne la diffusez-vous pas parmi les hommes, preuves à l’appui. »

— « Nous sommes des hommes, » répliqua le grand télépathe. « Nous sommes des milliers et des milliers à connaître la vérité… C’est nous qui détenons le pouvoir et le savoir au profit de la paix. L’humanité a connu, au cours de toute son histoire, des périodes d’obscurantisme, comme celle où nous vivons, périodes au cours desquelles les peuples sont convaincus que le monde est gouverné par des démons. Et c’est nous qui assumons ce rôle dans leurs mythologies. Quand ils commenceront à substituer la raison à la mythologie, nous les y aiderons ; et ils apprendront la vérité. »

— « Pourquoi me dire tout cela ? »

— « Par égard pour la vérité et par égard pour toi. »

— « Pourquoi me dire la vérité, qu’est-ce donc qui me vaut cet honneur ? » insista Falk froidement, son regard traversant la chambre pour se fixer sur le masque d’Abundibot.

— « Tu étais un messager en provenance d’un monde abandonné, d’une colonie dont toutes les archives furent perdues au cours des Années Terribles. Tu es venu sur la Terre, et nous, les Seigneurs de la Terre, nous n’avons pas su assurer ta protection. Nous en éprouvons honte et chagrin. Ce sont des Terriens qui t’ont attaqué, qui ont tué ou décervelé tous les tiens – eux-mêmes des Terriens, des hommes de cette planète, où ils retournaient après tant de siècles. C’étaient des rebelles du continent numéro Trois, qui est moins primitif et moins faiblement peuplé que celui-ci, le continent numéro Un ; ils utilisaient des engins interplanétaires qu’ils avaient volés ; dans leur esprit, un vaisseau photique ne pouvait appartenir qu’aux Shing, et c’est pourquoi ils ont attaqué le tien sans préavis. C’est une chose que nous aurions pu prévenir si nous avions été plus vigilants. Nous te devons toute réparation en notre pouvoir. »

— « Ils n’ont pas cessé de te chercher, et les autres aussi, pendant toutes ces années, » glissa Orry. Avec son ton convaincu qui avait quelque chose d’implorant, il était manifeste qu’il brûlait de voir Falk croire et accepter tout cela, et… et faire quoi ?

— « Vous avez tenté de me restituer ma mémoire, » dit Falk. « Pourquoi ? »

— « N’est-ce pas là ce que tu viens chercher ici : ton identité perdue ? »

— « C’est vrai. Mais je…» Il ne savait même pas quelle question poser ; il ne pouvait ni accorder ni refuser créance à tout ce qu’il venait d’entendre. Il lui manquait, semblait-il, un critère pour en juger. Que Zove et sa famille lui eussent menti, cela lui paraissait invraisemblable, mais ils avaient fort bien pu être abusés et ignorants. Il répugnait à croire à tout ce qu’Abundibot avait affirmé, et pourtant cela avait été dit en esprit, en un langage paraverbal clair et immédiat excluant toute possibilité de mensonge – mais cette possibilité était-elle vraiment exclue ? Si un menteur prétend qu’il ne ment pas… Falk s’avoua vaincu une fois de plus. Portant de nouveau son regard sur Abundibot, il lui dit : « Veuillez ne plus me parler en esprit. Je… je préférerais entendre votre voix. Vous n’avez pas réussi, si j’ai bien compris, à me restituer ma mémoire ? »

Le murmure grinçant de la voix d’Abundibot s’exprimant en galactique fit à Falk une étrange impression après la fluidité de ses messages télépathiques. « Non, pas par les moyens que nous avons employés. »

— « Et par d’autres moyens ? »

— « Ce ne serait pas impossible. Nous pensions que tu avais subi un blocage parahypnotique. Au lieu de quoi tu as été décervelé. Nous ignorons où les rebelles ont appris cette technique, dont le secret est chez nous jalousement gardé. Encore plus secret est le fait qu’un décervelé peut être rendu à son ancienne personnalité. » Un sourire s’ébaucha sur le masque lourd d’Abundibot, puis disparut. « Grâce à nos méthodes psychotechniques perfectionnées, nous pensons pouvoir effectuer en ce qui te concerne cette restauration. Mais cela exigerait le blocage total et permanent de la personnalité d’emprunt ; dans ces conditions, nous ne voulions pas opérer sans ton consentement. »

La personnalité d’emprunt… Cette expression paraissait à Falk vide de sens. Qu’est-ce que ça voulait dire ?

Falk se sentit parcouru d’un frisson et il dit, pesant ses mots : « Vous voulez dire que pour me rappeler ce que j’étais autrefois je dois… oublier ce que je suis ? »

— « Tel est malheureusement le cas. Nous en sommes désolés. Cependant, si la perte d’une personnalité d’emprunt datant de quelques années est regrettable, ce n’est peut-être pas payer trop cher le privilège de rentrer en possession d’un esprit aussi distingué que le tien, car comment douter qu’il a été tel, et aussi, naturellement, la possibilité de parfaire ta grande mission cosmique et de retourner enfin à ta planète natale avec les connaissances que tu es venu, si vaillamment, quérir en ce monde. »

La voix basse d’Abundibot paraissait manquer de souplesse faute d’usage, et pourtant son style parlé était aussi fluide que son style paraverbal ; ses paroles coulaient à flots, et Falk n’en saisissait le sens – et encore, pas toujours – qu’au troisième ou quatrième rebond… « La possibilité… de parfaire…» répéta-t-il, se sentant idiot, et jetant un coup d’œil à Orry comme pour prendre appui sur lui. « Vous voulez dire que vous me renverriez – et lui aussi – à la… planète d’où je suis censé être venu ? »

— « Ce serait pour nous un honneur et un début de réparation du tort que tu as subi de te fournir un vaisseau photique pour retourner chez toi à Werel. »

— « C’est sur la Terre que je suis chez moi ! » dit Falk avec une soudaine violence. Abundibot resta muet.

— « Et moi sur Werel, prech Ramarren, » dit Orry au bout d’une minute, d’un air nostalgique. « Et jamais je ne pourrai y retourner sans vous. »

— « Pourquoi pas ? »

— « Je ne sais pas où c’est. Je n’étais qu’un enfant. Notre vaisseau a été détruit, les ordinateurs qui en réglaient le trajet ont sauté quand nous avons été attaques. Comment pourrais-je recalculer les coordonnées du trajet ? »

— « Mais ces gens-là ont des vaisseaux photiques et tous les ordinateurs voulus ! Qu’est-ce que tu racontes ? Tout ce que tu dois savoir, c’est le nom de l’étoile autour de laquelle gravite Werel. »

— « Justement, je l’ignore. »

— « C’est une plaisanterie ! » commença Falk, qui, d’entendre pareilles absurdités, se sentait envahir par la colère. Abundibot leva la main en un geste d’une étrange puissance. « Laisse cet enfant s’expliquer, Agad Ramarren, » murmura-t-il.

— « Expliquer qu’il ne connaît pas le nom du soleil de sa planète ? »

— « C’est vrai, prech Ramarren, » dit Orry tout tremblant, le visage cramoisi. « Si… si vous n’étiez que vous-même, vous sauriez cela sans qu’on ait à vous le dire. J’étais dans ma neuvième phase lunaire – j’étais encore au niveau I. Les niveaux… vous savez, notre civilisation, là-bas chez nous, c’est quelque chose de très différent de tout ce qu’on trouve ici, je crois. Et maintenant que je vois les choses à la lumière de ce que les Seigneurs essayent de réaliser sur la Terre, avec leur idéal démocratique, je me rends compte que nous avons par rapport à eux un certain retard. Nous avons donc des niveaux, et toute une pyramide d’Ordres et de Rangs qui constitue l’Harmonie Fondamentale du prechnoye… je ne sais pas dire ça en galactique. Le Savoir, je crois. Toujours est-il que j’étais au niveau I, en raison de mon âge, et que vous étiez au niveau VIII. À chaque niveau, il y a des choses qu’on n’apprend pas, des choses qu’on ne vous dit pas et qu’on ne peut comprendre avant de passer au niveau suivant. Et je crois qu’en dessous du niveau VII on ignore le vrai nom du monde ou le vrai nom du soleil – on dit simplement le monde, Werel, et le soleil. Les vrais noms sont anciens, et ils figurent dans les huitièmes analecta des livres d’Autreterre – les livres de la colonie. Ils sont en galactique, donc les Seigneurs d’Es Toch les comprendraient. Mais je ne pouvais pas les leur dire parce que je ne les connaissais pas ; tout ce que je sais dire, c’est « soleil » et « monde », et avec ça je n’irais pas loin, ni vous non plus si vous ne pouvez vous rappeler ce que vous saviez. Quel soleil ? Quel monde ? Oh ! il faut absolument que vous les laissiez vous restituer votre mémoire, prech Ramarren ! Vous voyez ce que je veux dire ? »