— « Comme à travers des lunettes noires, » dit Falk.
Et ces mots du Canon de Yaweh lui firent soudain revoir, vision solide et nette dans son désarroi, le soleil brillant sur la Clairière et la maison de la Forêt, inondant de clarté les balcons éventés malgré les ramures qui leur faisaient un berceau de verdure. Ce n’était donc pas pour apprendre son nom qu’il était venu à Es Toch, mais pour découvrir celui du soleil, le vrai nom du soleil.
8
L’étrange Conseil invisible des Seigneurs de la Terre avait pris fin. En prenant congé de Falk, Abundibot lui avait dit : « À toi de choisir : ou bien rester Falk, notre hôte sur la Terre, ou bien rentrer en possession de ton héritage et accomplir ton destin, celui d’Agat Ramarren de Werel. Nous souhaitons que tu fasses ce choix en toute connaissance de cause, et en prenant tout ton temps. Nous attendrons ta décision et nous nous y soumettrons. » Puis, s’adressant à Orry : « Fais à ton congénère les honneurs de la Cité, Har Orry, et fais nous part de tous ses désirs et des tiens. » La fente de la porte s’ouvrit derrière Abundibot et il se retira, sa grande silhouette massive s’éclipsant si brusquement, à peine franchie cette ouverture, qu’on eût dit qu’elle avait été escamotée d’une chiquenaude. Mais, au fait, cet homme avait-il été présent physiquement, ou Falk n’avait-il vu de lui qu’une sorte de projection ? Il en arriva à se demander s’il avait encore jamais vu un Shing, ou seulement des ombres, des images de Shing.
— « Si nous sortions d’ici pour prendre l’air ? Où peut-on aller ? Peut-on aller quelque part… dehors ? » dit-il à Orry de but en blanc ; il était las de ce palais des mirages aux murs immatériels ; d’autre part, il était curieux de voir dans quelle mesure ils étaient libres.
— « N’importe où, prech Ramarren. Dans la rue… Ou bien si nous prenions un glisseur ? Il y a aussi un jardin dans le Palais. »
— « Va pour le jardin. »
Sous la conduite d’Orry, Falk suivit un long corridor vide et lumineux. Puis, franchissant une porte à soupape, entra dans un sas. « Le jardin, » dit le jeune guide, et la soupape se ferma ; lorsqu’elle se rouvrit, et sans que Falk éprouvât la moindre sensation de mouvement, ils débouchèrent dans un jardin. On ne pouvait dire qu’il fût à ciel ouvert ; les murs translucides étaient piquetés des lumières de la Ville, que les Weréliens dominaient de très haut ; la lune, presque pleine, apparaissait floue et déformée à travers le toit vitreux. Le « jardin » était plein de lumières et d’ombres aux lentes fluctuations, et grouillait d’arbustes tropicaux et de lianes qui s’enroulaient autour de treillis et pendaient à des charmilles, embaumant l’air embué de leurs lourdes grappes de fleurs crèmes et pourpres, et, par leur feuillage, limitant la vue à quelques pieds de tous côtés. Falk se retourna soudain pour s’assurer que le chemin de la sortie était toujours libre derrière lui. Le silence chaud, lourd, odorant avait quelque chose d’étrange et d’inquiétant ; Falk crut discerner un moment dans les profondeurs équivoques du jardin la présence d’un monde perdu, immensément lointain, ses couleurs, son âme, sa complexité, ses parfums, ses leurres, ses bourbiers, ses transfigurations.
Sur un sentier ombreux parmi les fleurs, Orry s’arrêta pour sortir d’un étui un petit tube blanc, le mettre à ses lèvres et l’aspirer goulûment. Trop absorbé par ce qu’il voyait, Falk n’y prêta guère attention, mais le garçon lui dit, comme s’il en était un peu gêné : « C’est du pariitha, un tranquillisant ; tous les Seigneurs en prennent, c’est un excellent stimulant pour l’esprit. Voulez-vous ?…»
— « Non, merci. J’ai encore quelques questions à te poser. » Pourtant Falk hésitait. Interroger, oui, mais sans le faire trop directement. Tandis que se déroulait le « Conseil » et qu’Abundibot déversait ses explications, il avait eu la sensation, insistante et désagréable, que tout cela n’était qu’une représentation – une pièce comme il en avait vu sur les télébobines anciennes de la bibliothèque du prince du Kansas, le Songe hainien, ou le vieux roi Lir délirant sur une lande balayée des vents. Ce qui était curieux, c’était son impression très nette que la pièce n’était pas jouée à son intention mais à celle d’Orry. Sans qu’il put s’en expliquer la raison, il avait senti à plusieurs reprises qu’Abundibot ne lui parlait que pour prouver quelque chose à l’enfant. Et ce dernier le croyait. Ce n’était pas une représentation pour lui – à moins qu’il en fût un acteur.
— « Une chose m’intrigue, » dit Falk avec circonspection.
« Tu m’as dit que Werel est à cent trente ou cent quarante années-lumière de la Terre. Il ne doit pas y avoir beaucoup d’étoiles à cette distance. »
— « Les Seigneurs disent qu’il existe quatre étoiles avec des planètes dont chacune pourrait être le centre de notre système solaire ; leur distance est de cent quinze à cent cinquante années-lumière. Mais elles se trouvent dans quatre directions différentes, et si les Shing devaient y envoyer un vaisseau pour découvrir laquelle est la bonne, cela pourrait leur prendre treize cents ans d’allées et venues dans l’espace. »
— « Tu avais beau être un enfant, je trouve quelque peu étrange que tu n’aies pas su combien de temps devait prendre le voyage. »
— « On me parlait de « deux ans », prech Ramarren, c’est-à-dire approximativement cent vingt années terriennes – mais je sentais nettement que ce n’était pas le chiffre exact, et que je n’avais pas à le connaître. » Pendant un moment, Orry, évoquant ainsi Werel, parla avec une note de gravité résolue qui ne lui était pas habituelle. « Pourquoi ? Peut-être parce que, dans l’ignorance où ils étaient de ce qui les attendait sur la Terre, les adultes, sachant que nous ne possédions pas, nous autres enfants, les techniques de la défense mentale, voulaient ainsi nous interdire de révéler à un ennemi la position de Werel. C’était plus sûr, peut-être, de nous laisser dans l’ignorance. »
— « Te rappelles-tu l’aspect du ciel étoilé vu de Werel – ses constellations ? »
Orry fit un geste négatif, et sourit : « Les Seigneurs aussi m’ont posé cette colle. Mais je suis né l’hiver, prech Ramarren. Le printemps commençait à peine lorsque nous sommes partis. Je n’ai presque jamais vu là-bas de ciel sans nuages. »
Si tout cela était vrai, il semblait que Falk – ou plutôt son moi annihilé, Ramarren, – fût le seul à pouvoir dire d’où ils venaient, lui et Orry. Fallait-il voir là l’explication de ce que Falk était tenté de considérer comme la principale énigme : l’intérêt que les Shing lui portaient, la peine qu’ils s’étaient donnée de le faire venir sous la tutelle d’Estrel, l’offre qu’ils lui faisaient de restaurer sa mémoire ? Il existait un monde qui échappait à leur emprise, qui avait réinventé la navigation photique – il était normal qu’ils voulussent savoir où il se trouvait. Et s’ils lui restituaient la mémoire, il pourrait le leur dire. Si ! S’ils pouvaient lui rendre la mémoire. S’il y avait la moindre parcelle de vérité dans tous leurs beaux discours.