Il soupira. Il était las de tout mettre en doute, las de cette orgie de prodiges dont il restait à prouver la réalité. Il se demandait par moments s’il n’était pas encore sous l’emprise d’une drogue quelconque. Il se sentait parfaitement impuissant à juger de la conduite à tenir. Il était – et cet enfant aussi, vraisemblablement – comme un jouet entre les mains d’étranges joueurs déloyaux.
— « Le nommé Abundibot était-il dans ma chambre tout à l’heure ou bien n’était-ce qu’une projection, une illusion ? »
— « Je ne sais pas, prech Ramarren, » répondit Orry. La mixture qu’il aspirait semblait avoir sur lui un effet stimulant en même temps qu’apaisant ; sans cesser d’offrir l’apparence d’un enfant, il parlait maintenant avec une voluptueuse aisance. « Je pense qu’il était là. Mais ils gardent toujours leurs distances. Me croirez-vous si je vous dis qu’en six ans je n’en ai jamais touché un, jamais pendant tout ce temps ? Ils s’isolent énormément, chacun en soi ; c’est comme ça. Je ne dis pas qu’ils ne sont pas gentils, » ajouta Orry précipitamment en regardant Falk de ses yeux limpides pour s’assurer qu’il n’avait pas produit sur lui une impression trompeuse. « Ils sont très bons. J’aime beaucoup le seigneur Abundibot, et Ken Kenyek, et Parla. Mais ils… me dépassent de si loin… Ils savent tant de choses. Ils ont tant à supporter. Ils perpétuent le savoir, assurent la paix, portent tous les fardeaux, et cela depuis mille ans, tandis que les autres peuples de la Terre n’assument aucune responsabilité et vivent comme des brutes, sans frein ni loi. Ils haïssent les Shing et refusent d’apprendre de leur bouche la vérité. C’est pourquoi les Seigneurs doivent s’isoler à ce point ; c’est pour préserver la paix, les techniques et le savoir qui, sans eux, disparaîtraient en quelques années parmi les tribus de guerriers, tous ces attardés sédentaires ou nomades – ces cannibales. »
— « Tous ne sont pas cannibales ! » dit Falk sèchement.
Orry semblait avoir épuisé sa leçon bien apprise. « Non, » convint-il, « je l’admets. »
— « Certains disent que s’ils sont tombés si bas c’est parce que les Shing les empêchent de s’élever ; que s’ils veulent s’instruire, les Shing s’y opposent ; que s’ils veulent fonder une Cité, les Shing détruisent tout, eux y compris. »
Il se fit une pause. Orry finit d’aspirer son tube de pariitha, et l’enterra soigneusement parmi les racines d’un arbuste d’où pendaient de longues fleurs sanguinolentes. Falk attendait sa réponse, et ce n’est qu’au bout d’un moment qu’il se rendit compte que cette réponse ne viendrait jamais. Tout simplement parce que les objections de Falk n’avaient pas pénétré dans le cerveau d’Orry, étant pour lui inintelligibles.
Ils continuèrent à se promener un moment parmi les lueurs fluctuantes et les senteurs moites du jardin, sous l’image brouillée de la lune.
— « La fille dont nous avons vu l’image en premier, tout à l’heure… tu la connais ? »
— « Strella Siobelbel, » dit Orry promptement. « Oui, je l’ai déjà vue au Conseil. »
— « Est-ce une Shing ? »
— « Non, elle n’est pas de la race des Seigneurs ; je crois qu’elle vient d’une famille de montagnards, mais elle a été élevée à Es Toch. Nombreux sont ceux qui confient l’éducation de leurs enfants aux Seigneurs, dans leur Cité, pour qu’ils y travaillent à leur service. On leur confie aussi les handicapés mentaux pour qu’ils puissent brancher leurs cerveaux sur les psychoordinateurs ; ils participent ainsi à l’œuvre grandiose des Seigneurs. Ce sont eux que les ignorants appellent hommes-outils. Vous êtes venu à Es Toch avec Strella Siobelbel, prech Ramarren ? »
— « Exact. Je suis venu avec elle, j’ai marché avec elle, mangé avec elle, couché avec elle. Elle disait se nommer Estrel, et être une Errante. »
— « C’est bien la preuve que ce n’est pas une Shing…» dit Orry, puis il rougit, sortit un second tube de tranquillisant et commença à le sucer.
— « Une Shing n’aurait pas couché avec moi ? »
Orry fit un signe négatif, toujours cramoisi ; finalement, sa drogue lui donna le courage de parler : « Ils ne touchent pas les gens du commun, prech Ramarren – ils sont comme des dieux, froids, bons et sages – inaccessibles. »
Orry parlait d’abondance, sans souci de la cohérence – comme un enfant. Mesurait-il sa solitude, cet orphelin échoué sur un monde qui n’était pas le sien, lui qui, au terme de son enfance et au seuil de l’adolescence, vivait parmi des êtres inabordables, intouchables, qui le bourraient de mots mais le laissaient si vide de réalités qu’il en était réduit à chercher sa consolation dans la drogue ? Il n’avait certainement pas une conscience claire de son isolement – ni d’ailleurs de quoi que ce fût, semblait-il – mais il devait en souffrir inconsciemment à en juger par l’expression nostalgique que prenait parfois son regard lorsqu’il se posait sur Falk – nostalgique et animé d’une faible espérance, comme le regard d’un homme qui, mourant de soif dans un désert salé, se rive sur un mirage. Falk aurait aimé lui poser bien d’autres questions, mais à quoi bon ? Mû par la pitié, il posa la main sur la frêle épaule d’Orry. L’enfant sursauta à ce contact, ébaucha un sourire timide et se remit à sucer son tranquillisant.
Lorsqu’il eut retrouvé sa chambre, qui était d’un si luxueux confort – pour impressionner Orry ? – Falk l’arpenta un moment comme un ours en cage, et finalement se coucha pour dormir. Il rêva qu’il était dans une demeure pareille à celle de Zove dans la Forêt, mais dont les habitants avaient des yeux couleur d’agate et d’ambre. Il voulait leur expliquer qu’il était de leur race, de leur famille, mais ils ne comprenaient pas la langue qu’il parlait et l’observaient avec une expression étrange tandis qu’il bredouillait et cherchait ses mots – les mots exacts… son vrai nom.
Des hommes-outils étaient là, prêts à le servir, lorsqu’il se réveilla. Il les congédia, et ils sortirent. Il quitta sa chambre et se trouva dans le vestibule. Personne ne lui barra le passage ; et d’ailleurs il ne rencontra personne sur son chemin. L’édifice paraissait désert, et Falk n’y surprit aucun mouvement, ni dans les longs corridors nébuleux, ni sur les rampes, ni dans les pièces dont il entrevoyait l’intérieur à travers les murs et dont il ne pouvait découvrir les portes. Pourtant, il se sentait constamment observé, épié dans ses moindres mouvements.
Lorsqu’il eut regagné sa chambre, il y trouva Orry, qui l’attendait pour lui faire visiter la ville. Tout l’après-midi, ils explorèrent, à pied et sur un glisseur en paristolis, les rues et les jardins en terrasses, les ponts, les palais et les demeures d’Es Toch. Orry était généreusement pourvu de ces fiches d’iridium qui servaient de numéraire, et lorsque Falk lui dit qu’il ne prisait guère le costume de carnaval que ses hôtes lui avaient procuré, il insista pour le conduire chez un marchand de vêtements afin de lui payer une tenue conforme à ses goûts. Lorsqu’il se trouva au milieu d’une orgie de tissus somptueux, tissés et plastiformés, étincelants de couleurs vives aux motifs variés, qui jonchaient les comptoirs et emplissaient les étagères, il revit Parth tissant dans sa petite chambre ensoleillée des grues blanches sur fond gris. « Je tisserai du noir pour m’en vêtir, » avait-elle dit, et ce souvenir lui fit choisir, parmi ces robes, ces capes et tous ces vêtements gaiement bariolés de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, des chausses noires, une chemise foncée et un manteau noir de drap d’hiver.