— « Ces vêtements ressemblent un peu à ceux que nous portions chez nous – sur Werel, » dit Orry, jetant un coup d’œil dubitatif sur sa propre tunique d’un rouge flamboyant. « Mais là-bas nous n’avions pas de drap d’hiver. Oh ! tout ce que nous pourrions ramener de la Terre sur Werel, tout ce que nous pourrions leur apprendre si seulement nous pouvions y aller ! »
De là, les Weréliens se rendirent à un restaurant bâti sur une corniche transparente dominant la gorge. Le soir tombait, froid et pur, sur les montagnes ; le gouffre du canyon s’assombrissait, les édifices dressés sur ses bords luisaient de reflets irisés, les rues et les ponts suspendus flamboyaient de lumières. Une douce musique propageait ses ondes tout autour d’eux tandis qu’ils mangeaient des mets déguisés, épicés, et qu’ils observaient les allées et venues de la foule.
Certains des piétons que l’on voyait circuler étaient pauvrement vêtus, d’autres somptueusement, et beaucoup portaient le genre d’accoutrement voyant dont Falk se rappelait vaguement avoir vu Estrel attifée – de vrais travestis. Il y avait là de nombreux types humains, dont Falk voyait certains pour la première fois – par exemple un groupe de gens à la peau blanchâtre, aux yeux bleus et aux cheveux couleur de paille. Falk s’imagina qu’ils avaient subi quelque traitement décolorant, mais Orry lui expliqua qu’ils appartenaient à une tribu d’une région du continent numéro Deux dont les Shing faisaient beaucoup pour développer la civilisation. Et ces gens-là envoyaient leurs chefs et leur jeunesse à Es Toch, par aérocar, pour qu’ils pussent s’y instruire. « Vous voyez bien, prech Ramarren, qu’il est faux de dire que les Seigneurs refusent de faire l’éducation des indigènes – ce sont les indigènes qui refusent de se laisser éduquer. Ces gens à peau blanche partagent le savoir des Seigneurs. »
— « Et qu’ont-ils dû oublier pour gagner ce privilège ? » demanda Falk ; mais cette question était, pour Orry, dépourvue de signification. Il ne savait presque rien des « indigènes », de leur vie, de leur niveau de connaissances. Il avait vis-à-vis des boutiquiers et des serveurs une attitude condescendante et amène, celle que l’on peut avoir envers ses inférieurs. Il avait pu apporter cette arrogance de Werel, à en juger par sa description de la société kelkshak : fortement hiérarchisée, donnant une extrême importance à la place de chacun dans l’échelle sociale, Falk ignorant d’ailleurs ce qui présidait à l’échelonnement des ordres sociaux et sur quelles valeurs il était fondé. Ce n’était pas seulement une question de naissance, mais Orry n’en pouvait expliquer clairement la nature d’après ses souvenirs d’enfance. Quoi qu’il en fût, Falk détestait le ton sur lequel Orry disait « les indigènes », et il lui demanda finalement avec un soupçon d’ironie : « Comment peux-tu savoir à qui tu dois des courbettes et qui t’en doit ? Moi, je ne puis distinguer les Seigneurs des indigènes. Au fait, les Seigneurs sont eux-mêmes des indigènes, n’est-il pas vrai ? »
« Mais oui. Les indigènes se donnent ce nom parce qu’ils veulent à tout prix que les Seigneurs soient des conquérants venus d’un autre monde. Moi aussi j’ai souvent du mal à faire la distinction, » dit le jeune Orry avec son pâle sourire engageant et candide.
— « La plupart des ces gens que nous voyons dans la rue sont des Shing ? »
— « Je crois. Naturellement, je n’en connais de vue qu’un petit nombre. »
— « Je n’arrive pas à comprendre ce qui peut empêcher les Seigneurs, les Shing, de se mélanger aux indigènes si tous sont des Terriens. »
— « Le savoir et le pouvoir dont ils sont dépositaires – ils gouvernent la Terre depuis plus longtemps que les Achinowao ne gouvernent la Kelshie ! »
— « Mais ils constituent une caste à part. Pourtant tu m’as dit que les Seigneurs croyaient à la démocratie. » Cette expression ancienne, qui l’avait frappé lorsque Orry l’avait employée, Falk n’aurait su dire au juste ce qu’elle signifiait, mais il savait qu’elle avait quelque chose à voir avec la participation de tous au gouvernement.
— « Oui, certainement, prech Ramarren. Le Conseil gouverne la Terre démocratiquement pour le bien de tous, et il n’y a pas de roi ni de dictateur. Si nous allions dans un pariitha-palace ? Si vous n’aimez pas le pariitha, on peut s’y procurer d’autres stimulants ; on peut y voir des danseurs, écouter des joueurs de tëanb. »
— « Tu aimes la musique ? »
— « Non, » dit Orry, ingénument mais un peu honteusement. « La musique, ça me donne envie de pleurer ou de crier. Naturellement, sur Werel, les animaux et les petits enfants sont seuls à chanter. Pour les grandes personnes, nous trouvons que ce ne serait pas… comme il faut. Mais les Seigneurs ont à cœur d’encourager les talents indigènes. La danse aussi, c’est quelquefois très joli…»
— « Non ! » Falk sentait une grande impatience l’envahir, la volonté d’en finir, de crever l’abcès. « J’ai une question à poser au dénommé Abundibot, s’il accepte de nous recevoir. »
— « Certainement. Il a été mon maître pendant longtemps ; je peux l’appeler avec ça. » Orry leva à sa bouche le bracelet à anneaux d’or qu’il avait au poignet. Tandis qu’il parlait dans l’appareil, Falk se rappela les prières qu’Estrel adressait en un murmure à son amulette. Comment avait-il pu être aussi obtus ? Le premier imbécile venu aurait deviné que c’était un transmetteur. Le premier imbécile venu… mais pas lui !
— « Le seigneur Abundibot nous attend. Il est dans le Palais Oriental, » annonça Orry, et ils partirent, le jeune homme jetant une fiche d’iridium au garçon qui leur ouvrait la porte en s’inclinant.
C’était une soirée de printemps orageuse ; les nuages cachaient la lune et les étoiles, mais les rues flamboyaient de lumières. Falk y marchait le cœur lourd. En dépit de toutes ses craintes, il avait été impatient de voir Elonaae, la Cité des Hommes ; mais il n’y trouvait qu’inquiétude et lassitude. Ce n’était pas ses foules qui le gênaient, et pourtant il n’avait jamais vu, aussi loin qu’allaient ses souvenirs, plus de dix maisons ou plus de cent personnes réunies. Ce n’était pas la réalité de la cité qui était accablante, mais son irréalité. Ce n’était pas une ville faite pour les hommes. Elle ne donnait pas l’impression d’avoir une histoire, des racines plongeant dans le temps et l’espace, et pourtant elle dictait sa loi au monde depuis un millénaire. On y eût cherché en vain ces bibliothèques, ces écoles, ces musées que Falk, se souvenant des télébobines anciennes de Zove, s’attendait à y trouver ; aucun monument, aucune relique, n’étaient là pour rappeler la grande époque de l’homme ; pas de grands courants intellectuels ou commerciaux. La monnaie en cours n’était qu’une largesse des Shing, car il n’existait pas de vie économique pour donner à la ville une vitalité qui lui fût propre. On prétendait que les Seigneurs étaient très nombreux sur la Terre, et pourtant ils n’y occupaient que cette seule ville, dissociée des autres comme la Terre se trouvait dissociée des autres mondes qui jadis avaient formé la Ligue. Es Toch était sans racines et se suffisait à elle-même, vivant repliée sur elle-même ; tout ce lustre, cette orgie de lumières, de machines, de visages venus de partout, cette complexité fastueuse, tout cela était bâti sur un gouffre creux. C’était la Cité du Mensonge. Prodigieuse, d’ailleurs, comme un joyau sculpté tombé au plus sauvage de la vaste Terre – prodigieuse, intemporelle, création d’un autre monde.