— Étant donné qu’elle en a déjà trois à son actif et qu’elle rejette son époux, elle ne devrait pas en être affectée, remarqua le professeur… ou serait-ce qu’elle souhaite en avoir un d’un autre… époux ?
— Hubert ! s’indigna la marquise. Vous ne la connaissez même pas et vous émettez une idée… insultante à son encontre ! Et je viens de vous dire que je n’avais pas reconnu la femme à qui je vouais jusqu’à présent une affection quasi maternelle…
— Et vous attribuez ce changement à la clinique ? reprit Adalbert. Il est naturel que vous ayez eu un choc en apprenant qu’elle avait atterri chez… Je ne dirai pas les fous mais ça y ressemble fichtrement. Ce qu’il faudrait savoir c’est si on l’a mise là parce qu’elle en avait besoin après ce quelle a vécu… ou si c’est dans une intention malveillante, pour qu’elle y perde au fur et à mesure la raison… et cela me paraît tout de même un peu gros à quelques centaines de mètres du domicile paternel ! C’est pourquoi il faut à tout prix que j’obtienne un entretien avec Kledermann !
— Vous avez sans doute raison mais avouez que découvrir une collusion entre le cousin Gaspard et l’assassin de la Croix-Haute donne à réfléchir.
Plan-Crépin toussota pour s’éclaircir la voix puis avança :
— Et si, au lieu de tourner en rond, on allait voir un peu du côté de Vienne ? Personne jusqu’ici n’a seulement fait allusion à Mme von Adlerstein, la grand-mère de Lisa chez qui les enfants se trouvent ! Si elle a réellement besoin d’un soutien solide c’est chez elle et auprès de ses mioches qu’elle devrait être !
— C’est très juste ! admit Adalbert. C’est même curieux que la vieille dame ne se soit pas encore manifestée. Les journaux français ne sont pas interdits de séjour à Vienne ! Il faut reconnaître qu’ils ont été relativement discrets grâce à Langlois, j’imagine. Aucun n’a fait ses gros titres du « drame de la Croix-Haute ». On a seulement signalé que les pseudo-Borgia avaient fait sauter le château avant de prendre la fuite mais qu’on avait pu libérer leurs prisonniers. Il est très possible que la comtesse ne sache rien… surtout si elle n’est pas dans son palais viennois mais à Rudolfskrone, son château d’Ischl.
— Pour l’instant, coupa Mme de Sommières, je crois qu’il ne faut pas la déranger. Elle n’ignore pas, lorsqu’on lui confie les enfants, qu’il s’agit surtout de les mettre sous la protection de ses résidences qui sont de véritables forteresses intérieures. Il est probable que son gendre se soit chargé de la tenir au courant puisque c’est lui qui a payé la rançon, et se rendre auprès d’elle maintenant équivaudrait peut-être à la désigner comme prochaine cible. On avisera plus tard, en accord avec Langlois, et c’est moi qui m’en chargerai.
Il n’y avait rien à ajouter et on se sépara là-dessus.
— Tout compte fait, recommanda Adalbert aux deux nouveaux amis, tandis que les dames s’éloignaient, continuez donc à fouiller vos ruines. Je sais d’expérience que cela peut donner des résultats surprenants… On vous tiendra au courant !
Le samedi matin, comme prévu, Aldo fit ses adieux à l’hôpital et à ceux qui l’avaient si admirablement soigné… Adalbert s’était chargé de lui acheter des vêtements – il refusait l’idée de partir en robe de chambre ! – à sa taille et aussi proches que possible de ses goûts mais comme ses objets personnels – montre, portefeuille, briquet et porte-cigarettes en or à ses armes comme la sardoine gravée que, depuis le XVIe siècle, se transmettaient les princes Morosini – avaient disparu, le rescapé éprouvait le désagréable sentiment d’être quasiment nu. Pire encore : son anneau de mariage dont son annulaire ne gardait plus qu’une trace légère :
— Je n’arrive pas à m’ôter de l’esprit qu’il y a là un symbole inquiétant ! confia-t-il à Adalbert qui, secondé par Mme Vernon, l’avait aidé à s’habiller… et qui lui rit au nez :
— Tu ne vas pas devenir superstitieux ? Avoir perdu ta chevalière ne t’enlève ni ton nom ni ton titre pas plus que ton alliance ne fait pas de toi un célibataire ! À ce train-là, tu vas passer ta convalescence à te faire tirer les cartes par Plan-Crépin ! Secoue-toi, que diable !
En réalité, la joviale indignation du « plus que frère » était quelque peu forcée. Comme tout bon égyptologue qui se respecte, il était plus sensible aux symboles qu’il n’accepterait jamais de l’avouer. Même s’il ne fit aucun commentaire, Aldo ne s’y trompa pas.
— Me secouer, je voudrais bien, mais j’ai la tête qui me tourne un peu !
— Vous voyez bien que l’ambulance n’est pas du luxe ! Si l’on vous avait écouté on vous aurait laissé partir dans la voiture de M. Vidal-Pellicorne, triompha l’infirmière.
— … et il aurait fallu une civière pour vous en extirper… sans oublier que vous auriez fini le voyage sur la banquette arrière ! conclut le docteur Lhermitte qui entrait une lettre à la main. Alors pour l’amour de Dieu, ne m’abîmez pas mon ouvrage ! Vous aurez encore des vertiges et des migraines pendant quelque temps. Il faut vous y résigner ! D’ailleurs cette lettre est pour le professeur Dieulafoy dont Mme de Sommières m’a dit qu’il était de ses bons amis et qu’il vous avait déjà soigné. Il me relaiera. Et maintenant, bonne route… Et encore meilleur rétablissement ! Le succès dépend de vous…
— Merci, docteur ! Merci du fond du cœur ! Je sais que j’ai eu une chance inouïe d’être arrivé entre vos mains !…
Quelques minutes plus tard, l’ambulance franchissait le seuil des urgences emportant Aldo, un jeune externe pour les soins éventuels… et un policier armé. Suivait la voiture d’Adalbert véhiculant Mme de Sommières et Marie-Angéline. Lui aussi était armé, ce qui avait fait tiquer cette dernière :
— Ce déploiement d’artillerie est-il vraiment nécessaire ?
— Le commissaire Desjardins estime qu’il vaut mieux prendre trop de précautions que pas assez. On ne vous l’a pas dit mais des bouts de papier inquiétants ont atterri sur son bureau. Il ne faut pas se bercer d’illusions : Aldo a au moins un ennemi tenace qui ne renonce pas !
— Tout de même…
Mme de Sommières intervint :
— Ne jouez pas les hypocrites, Plan-Crépin ! Vous êtes tout bonnement furieuse parce que personne n’a songé à vous offrir une pétoire quelconque !
— Si ce n’est que ça, fit Adalbert imperturbable, il y a un pistolet chargé jusqu’à la gueule dans la boîte à gants ! Je n’ai pas oublié vos talents de société !
Elle s’en empara avec l’assurance d’un vieux troupier, vérifia qu’il était bien en ordre de marche, le posa sur la banquette et se sentit plus sereine, mais toutes ces précautions se révélèrent inutiles et ce fut en toute tranquillité que l’on réintégra la rue Alfred-de-Vigny et les beaux arbres du parc Monceau…
Deuxième partie
La tempête
4
Une convalescence mouvementée
Retrouver chez Tante Amélie la chambre jaune qui était la sienne quand il venait à Paris apporta presque autant de réconfort à Aldo que s’il rentrait chez lui. Il en aimait le décor sobre, élégant et nettement masculin, les deux fenêtres ouvrant directement sur le parc Monceau et, surtout en cette saison, la cheminée flamboyante d’où s’élevait la sylvestre odeur du feu de bois : toutes délices inconnues dans les blancheurs polaires d’un hôpital. En outre, ce n’était pas la première convalescence qu’il y vivait.
Après la captivité inhumaine que lui avait fait subir un demi-fou féroce et où il avait vu la mort de près, c’était là qu’il avait retrouvé le goût de vivre, la santé et l’envie de se battre pour Lisa (3). Celle-ci, en effet, arguant d’un mot prononcé sous l’empire de la fièvre, était partie en claquant la porte et en jurant de ne jamais revenir ! Somme toute l’histoire recommençait à cette différence que la première fois il n’était pas coupable et que la seconde il l’était indubitablement ! Le pire étant que, non seulement il n’en voulait pas à Pauline du langoureux piège qu’elle lui avait tendu, mais que dans le silence de ses nuits solitaires il trouvait un réconfort dans l’évocation des instants les plus brûlants passés dans ses bras… Arriverait-il jamais à les oublier ? Difficile à prévoir ! Plus difficile encore à croire.