Cependant la vie quotidienne dans l’hôtel de Sommières subissait quelques modifications dues à la présence nocturne de deux vigoureux policiers commis par le commissaire Langlois à la protection de la maison et de ses occupants… Ainsi en avait-il décidé jusqu’à ce que Morosini soit tout à fait remis. De jour, c’était Adalbert et Plan-Crépin qui montaient plus ou moins la garde intérieure mais le crépuscule voyait arriver régulièrement les hommes du Quai des Orfèvres. L’un campait sur un canapé dans le jardin d’hiver afin de surveiller l’arrière de la maison qu’une simple barrière séparait du grand parc, l’autre dans la galerie du premier étage avait l’œil sur les chambres, celle d’Aldo de préférence. On s’aperçut bientôt qu’ils étaient six se relayant toutes les vingt-quatre heures, tous faisant preuve d’une égale bonne humeur car c’était toujours avec un sourire radieux qu’on les voyait débarquer. Ils semblaient incroyablement heureux d’assumer ce travail quelque peu monotone. Même ceux qui étaient mariés.
Cette joie de vivre inattendue intrigua Mme de Sommières qui, un jour où Langlois était venu voir si tout allait bien, lui demanda :
— Les deux premières nuits nous avons eu Dupin et Dubois mais ensuite ils ne sont plus venus que tous les trois soirs. Pourquoi ?
Il éclata de rire :
— Ah, vous avez remarqué ? Initialement j’avais prévu de confier cette garde à eux seuls mais ce qu’ils ont raconté au bureau m’a valu une espèce de révolution de palais.
— Mais… pourquoi ?
— Parce qu’ils sont trop bien traités ! Si je n’y avais mis le holà la brigade entière défilait ici afin de goûter au moins une fois à la cuisine de votre Eulalie accompagnée des vins de votre cave, sans compter les cafés, grogs ou autres vins chauds tenus à leur disposition ! C’est le palais de Dame Tartine chez vous, marquise, et on va avoir du mal à les en extirper quand Morosini sera entièrement remis à neuf… ou quand nous tiendrons enfin la bande Torelli-Borgia !
— Rien de nouveau de ce côté-là ?
— Pas grand-chose ! Je rencontre les plus grandes difficultés à obtenir des autorités fédérales le droit d’enquêter en Suisse. Ils sont relativement coulants tant qu’il s’agit d’étrangers mais en ce qui concerne les citoyens helvétiques, c’est toute une affaire.
— Qui est Suisse là-dedans, hormis Lisa et son père ? Tout de même pas… machin… Fanchetti ! Je n’arrive pas à mémoriser son dernier avatar !
— Le comte de Gandia-Catannei ? Eh bien, justement, il s’est acquis la nationalité idoine. Sans doute a-t-il suffisamment d’argent pour ça ! Surtout si comme nous le pensons depuis le début il est affilié à la Mafia. Ça s’insinue partout ces petites bêtes-là !
— Et votre fameux Interpol ?
— J’ai fini par y renoncer. C’est incroyable le respect qu’inspire la forteresse alpestre assise entre son tas d’argent et sa neutralité ! s’écria-t-il soudain, laissant une colère latente montrer le bout de l’oreille ! Et Warren qui court après la Torelli rencontre les mêmes difficultés que moi !
— Après avoir été italo-américaine, la voilà suissesse à présent ?
— Oh, sans aucun doute ! Elle et son frère-amant ne se sont certainement pas séparés. Mais je n’aurais jamais dû vous faire part de mes interrogations, marquise ! Je suis en train de vous tourmenter !
— J’ai déjà connu pire. Avez-vous au moins des nouvelles de Lisa… et de son père ?
— Là nous avons un peu avancé. Si Kledermann est toujours en Angleterre – dixit Warren ! –, la princesse Morosini a quitté sa clinique pour Vienne. Elle y est arrivée accompagnée d’une sorte d’infirmière chargée de veiller à son traitement et qui, je pense, ne restera pas longtemps. La présence de ses enfants paraît le meilleur remède…
— Gaspard Grindel est là-bas lui aussi ?
— Non. Étant donné qu’il dirige la banque Kledermann de Paris, il doit s’y montrer plus souvent qu’une fois par mois. On l’y attend ces jours-ci… et je vais pouvoir m’occuper de lui…
— Il me semble que ce rôle devrait me revenir. Ne croyez-vous pas qu’il serait temps… grand temps de me réintégrer dans la vie normale et de partager avec moi vos petits secrets ?
Encore un peu pâle mais habillé de pied en cap, tiré même à quatre épingles dans un costume bleu marine, chemise blanche et cravate rayée rouge et bleu, Aldo, appuyé sur une canne, s’encadrait dans la porte de la petite bibliothèque qu’il avait ouverte sans qu’on l’entendît. Le turban de bandes qui protégeait sa blessure avait disparu, laissant voir la repousse de ses cheveux restés aussi foncés sauf aux tempes où le blanc avait gagné un peu de terrain, mais son sourire avait retrouvé sa nonchalance. Derrière lui le nez de Marie-Angéline pointait, arborant cet air innocent qu’elle prenait quand elle s’attendait à quelque reproche.
— Il n’a même pas voulu prendre l’ascenseur ! se hâta-t-elle d’annoncer.
Mais les deux autres avaient trop d’empire sur eux-mêmes pour se laisser aller à ces exclamations de joie teintée d’inquiétude et vaguement bêtifiantes de rigueur pour saluer l’entrée en scène d’un revenant.
— On dirait que tu vas mieux ? constata Tante Amélie.
— N’y allez pas trop fort tout de même ! recommanda Pierre Langlois en se levant pour partir.
— Vous voilà bien pressé tout à coup !
— Je suis toujours pressé, mon ami ! Quant à nos petits secrets, comme vous dites, vous avez auprès de vous de parfaites conteuses ! Allez-y franchement, mesdames ! Je vois à la lueur verte de son œil qu’il brûle d’envie de piquer une rogne ! Cela ne lui fera pas de mal, au contraire !
— Je me demande si vous ne commencez pas à me connaître un peu trop !…
Aldo alla s’asseoir dans le fauteuil abandonné par le policier. Il y avait à peine pris place que Cyprien venait le nantir d’une tasse de café qu’il n’avait pas demandée. Il dirigea alors sur Tante Amélie son regard dont la petite flamme ironique s’était rallumée :
— C’est aussi grave que ça ?
— Tu jugeras ! Plan-Crépin, donnez-moi une tasse de ce breuvage dont j’ai besoin autant que lui !
Dix minutes plus tard, le silence régnait dans la bibliothèque et Aldo ne s’était encore livré à aucun commentaire.
— Tu ne dis rien ? s’inquiéta Mme de Sommières presque timidement.
— J’essaie de remettre le puzzle en place. Pour Lisa, si elle a rejoint sa grand-mère et les enfants, je pense que l’on peut cesser de s’en occuper, encore que je n’aie pas beaucoup aimé le séjour en clinique psychiatrique sous la protection du cousin Gaspard. Une parenthèse pour vous, Angelina : vous avez parfaitement réagi dans l’affaire des roses. J’en aurais fait… presque autant !
— Presque ?
— Oui, je les aurais flanquées par la fenêtre et j’aurais boxé le donateur. Cela dit, il ne perd rien pour attendre !… De plus, c’est grâce à vous si nous savons à présent que ce salopard a partie liée avec le Borgia de pacotille. Bravo !
— De pacotille ! se récria Mme de Sommières. Comme tu y vas ! Il occasionne presque autant de dégâts que son modèle…
— Sauf que s’il ne s’est pas encore livré au sac d’une ville, nous ignorons le nombre de ses victimes à ce jour !
— Disons qu’il fait ce qu’il peut avec ce qu’il a… je veux dire avec son époque ! émit Marie-Angéline.
— Il doit se terrer quelque part en Suisse, reprit Aldo. Peut-être dans une maison appartenant à son associé. Neveu d’un richissime banquier, collectionneur, banquier lui-même, celui-ci devrait être propriétaire de deux ou trois cabanes helvétiques ?
— Sans nul doute, mais Gaspard Grindel est dans le collimateur de ce cher Langlois qui guette son retour et doit avoir mis le siège devant sa banque et son domicile parisien !
— Au fait, je ne sais même pas où il habite, constata Aldo. C’est idiot mais il m’intéressait si peu…