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— Curieux comme on connaît mal les gens ! déplora Guy Buteau ! Pour moi, Moritz Kledermann m’est toujours apparu comme une manière de statue à peu près inamovible dominant Zurich et même la Suisse du haut de ses montagnes, assis sur une énorme fortune, un ou deux palais et l’Éune des plus fabuleuses collections de joyaux qui soit au monde et je ne l’imaginais pas courant les chemins aventureux et, en l’occurrence, les routes buissonnières du Kent pour aller visiter un ami. Il me semblait qu’à cette altitude-là et en dehors de son pays il ne pouvait avoir que des relations. Au fait, ce château de Hever me rappelle quelque chose, mais quoi ?

— Pas quoi ! Qui ? corrigea prudemment Plan-Crépin. C’était la maison familiale d’Anne Boleyn. C’est de cette maison qu’elle est partie pour ce parcours fulgurant et insensé qui l’a menée au trône puis à l’échafaud de la Tour de Londres après avoir tout chamboulé en Angleterre, y compris la religion, en laissant je ne sais combien de morts… et une petite Élisabeth qui sera sa plus grande souveraine.

— Quant à l’amitié avec Astor, elle s’explique sans doute par leur commune passion des joyaux, compléta Aldo. Ce sont les Astor anglais qui possèdent le Sancy…

— Quoi qu’il en soit, conclut Langlois en se levant, vous voilà prévenus ! J’ose espérer que Kledermann est toujours vivant. Et en ce qui vous concerne, Morosini, et comme suite à ce que j’ai appris ici, il importe plus que jamais de vous protéger ! Selon moi, ce document insensé que je viens de lire signe seulement une volonté de se débarrasser de vous au plus vite puisque le moins fatigant, consistant à vous expédier rejoindre vos ancêtres dans leur joli cimetière San Michele à Venise, a échoué. Cependant vous n’avez pas encore retrouvé la pleine forme alors acceptez de rester à couvert et laissez-nous travailler, Warren et moi ! Surtout ne nous mettez pas des bâtons dans les roues ! Puis, avec un brusque éclat de colère : Parce que nous nous sommes juré, l’un comme l’autre, d’avoir la peau de cette ordure ! Alors on se tient tranquilles ! Compris ?

Il salua les deux femmes et se dirigeait à pas pressés vers la porte quand Adalbert s’enquit, curieusement suave :

— Auriez-vous… par hasard… des nouvelles du cousin Gaspard ?

— Il a regagné sa banque et son domicile de l’avenue de Messine… J’ajoute afin d’éviter de perdre encore un peu de temps qu’il s’est rendu d’assez bonne grâce à ma convocation et n’a vu aucun inconvénient à répondre à mes questions. Je vous résume ses réponses : Moritz Kledermann l’a en effet chargé de réunir le million de dollars et de le faire porter à l’endroit qu’on lui indiquerait au dernier moment en spécifiant que donner la moindre information à la police serait signe d’arrêt de mort de sa cousine. Grindel a confié le sac à celui de ses employés en qui il avait le plus confiance mais l’a suivi dans la plus discrète de ses voitures. Suivre les bandits ne lui posait – paraît-il ! – pas de problèmes, sa vue exceptionnelle lui permettant d’y voir la nuit aussi bien que le jour. Il a donc assisté de loin à l’arrivée de la princesse en gare de Lyon et à son embarquement dans une limousine noire qu’il a pu suivre à distance suffisante pour ne pas se faire repérer, puis il a attendu sa cousine devant le château. Très inquiet, il a assisté à l’assaut entamé par les autorités du coin et allait se joindre à eux quand les prisonniers sont sortis. Il a vu celle qu’il attendait, l’a appelée et s’est hâté de l’emmener loin de ce cauchemar. Il voulait faire halte à Paris pour qu’elle puisse se reposer parce que son état le tracassait mais elle l’a supplié de la conduire à Zurich auprès de son père. C’est en arrivant qu’elle a commencé à souffrir des douleurs de l’enfantement…

— Et il l’a conduite tout droit chez ce bon docteur Morgenthal ? coupa Aldo avec une ironie amère…

— Non. La perte de l’enfant a eu lieu en arrivant chez son père. C’était fini quand elle a été transportée là-bas au moment où ses nerfs ont lâché afin qu’elle reçoive les soins nécessaires et surtout un repos qu’elle n’aurait pas trouvé ailleurs…

— Ça, pour du repos, c’était du repos ! ricana Plan-Crépin. Le silence absolu ! Presque celui du tombeau !… Il vous a parlé de notre visite ?

— Oui ! Pour la regretter. Selon lui elle a été des plus néfastes…

— Ben voyons !… commenta Plan-Crépin.

La canne de Mme de Sommières frappa le sol avec énergie :

— Il suffit ! Le commissaire est déjà bien assez bon de nous raconter tout cela ! Rien ne l’y oblige !

— Si, chère madame ! La plus élémentaire prudence ! Si je ne leur répète pas les propos de Grindel, ces deux lascars sont capables d’aller le mettre à la question et de lui appliquer un traitement de leur façon !… Où en étais-je ?

— … elle a été des plus néfastes, souffla Adalbert.

— Merci ! C’est donc de ce séjour que l’on a décidé que la présence des enfants serait le meilleur remède et que la princesse est partie pour Vienne.

— Qui ça « on » ? demanda Aldo. Gaspard bien sûr ?

— Pas uniquement. Il aurait téléphoné à son oncle pour lui demander son avis et c’est en plein accord avec lui que le départ a été décidé. Tout est donc rentré dans l’ordre, momentanément tout au moins, et l’on verra ce qu’il convient de faire dès que M. Kledermann sera de retour. Notre entretien s’est terminé là-dessus et, afin de vous épargner une question supplémentaire, mademoiselle du Plan-Crépin, j’ajouterai que je n’ai pas soufflé mot de ce que vous avez vu au bar de l’hôtel. Plus notre homme se sentira à l’aise et plus nous aurons de chances de l’amener à la faute… et cette fois je m’en vais !

— Un dernier mot ! pria Aldo. La disparition de mon beau-père a-t-elle été rendue publique ?

— En Angleterre, pas que je sache ! Warren, d’accord avec lord Astor, veut garder les coudées franches sans être envahi par une meute de journalistes et il n’a pas besoin de me prier d’attendre son feu vert !

Puis, craignant sans doute « une dernière question », il se hâta de saluer et de disparaître dans l’enfilade des salons. Aldo vint s’asseoir auprès de Guy Buteau qui semblait accablé :

— Quelle histoire ! murmurait ce dernier. Mon Dieu, quelle affreuse affaire. Qu’avons-nous fait au ciel qu’il nous tombe un coup pareil ?

— Il faut vous adresser à Plan-Crépin, dit Mme de Sommières. Le ciel c’est sa spécialité…

Mais l’intéressée n’entendit pas. Sourcils froncés, elle réfléchissait si profondément qu’Adalbert lui demanda à quoi.

— Je pensais au 10, avenue de Messine ! répondit-elle. J’ai l’impression que j’y connais quelqu’un.

— Moi aussi, renchérit Mme de Sommières avec un petit rire : lady Liassoura, une riche Cinghalaise dont le défunt mari a été anobli par Édouard VII. Cela m’étonnerait beaucoup que son personnel fréquente la messe de six heures à Saint-Augustin !

— Zut !… Et nous ne la fréquentons pas ? J’aimerais tellement pouvoir aller exercer mes talents d’investigatrice dans cette maison !

— C’est pourtant simple ! Reprenez du service dans l’Armée du Salut ! Vous aviez fait merveille parée de l’uniforme et cela vous permettrait d’entrer partout (4) !

Marie-Angéline parut soudain touchée par la grâce :

— Mais c’est que nous avons là une merveilleuse idée !

— N’oubliez pas qu’il y a tout de même un léger obstacle ! Ils sont protestants… pas vous !

— Aucune importance ! Il n’est pas question que je m’enrôle pour chanter dans les carrefours en agitant la cloche ! Le principal c’est d’avoir l’uniforme ! L’œuvre n’y perdra rien puisque je lui ferai parvenir la totalité de ce que je récolterai ! Je vais m’en occuper sur-le-champ !

Et transportée par la pensée d’endosser un nouveau personnage elle s’envola littéralement vers les hauteurs de la maison en fredonnant « Amazing Grace », un cantique anglican…

— Elle s’y voit déjà ! commenta Mme de Sommières amusée. Qu’en pensez-vous, Adalbert ?