— C’est au moins inattendu ! exhala Aldo. Peut-on savoir à qui nous avons l’honneur ?
— Je suis Mrs. Albina Santini, la tante du notaire.
Pas trop sûr de goûter la plaisanterie, Aldo demanda :
— Vous ne pouviez pas prendre pour modèle quelqu’un d’autre que Tante Amélie ? Toujours votre vieille rancune ? Elle ne serait pas contente si elle vous voyait !
— Ça, mon garçon, ce n’est pas sûr du tout ! Je suis convaincu qu’elle s’en amuserait plutôt ! Mais j’explique. À cause de mes mains et de mes pieds, il m’était impossible de porter les modes actuelles. En outre, mon rôle consiste à me promener dans le jardin avec une canne, à m’y installer pour lire, coiffé d’immenses chapeaux sous des voilettes épaisses. En bref jouer de la figuration intelligente car vous pensez bien que nos… voisins vont essayer de voir à quoi on ressemble. Il s’agit bêtement de leur donner tous apaisements possibles !… Boleslas, ajouta-t-il à l’intention du Polonais qu’il venait de sonner, apportez-nous du café !… Ou autre liquide si vous préférez ?
— Ça ira très bien ! Et l’ami Wishbone, qu’est-ce qu’il figure dans votre comédie ? Si c’est Plan-Crépin, ça va se compliquer.
— Mais non, voyons ! Le jardinier ! Cela lui permet d’être dehors tout le temps et de regarder partout. Il n’a fait que raser sa barbe et remplacer son auréole de feutre par un chapeau de paille… En outre il s’y connaît. Tenez ! Le voilà !
Drapé dans un vaste tablier de toile bleue, le ventre orné d’une grande poche d’où émergeait un sécateur, le héros effectuait une entrée théâtrale, l’œil tout pétillant de malice et visiblement ravi de leur petit complot.
— Alors qu’en dites-vous ?
— Que vous êtes sans doute complètement fous tous les deux mais que ce sont parfois les idées les plus insensées qui marchent le mieux ! Mais un jardinier et un majordome, c’est maigriot pour servir une dame du monde…
— On a une femme de ménage tous les matins pour aider Boleslas. Quant à « Madame » elle ne se lève pas avant midi et sa chambre est fermée à clef afin qu’on ne la dérange pas. En réalité « elle » est dans la tour où elle assume la surveillance de Malaspina… On va vous y conduire.
— Cette tour renferme l’escalier, je suppose ? questionna Adalbert.
— Non ! On y accède directement au rez-de-chaussée et au premier. C’est du second étage que débute le colimaçon débouchant sur le couronnement. Venez voir ! Vous constaterez que, si cette maison n’est pas d’une beauté éblouissante, elle est en revanche très commode.
C’était en effet une villa sans âge et sans style surmontée d’un toit presque plat accolé à la tour en question qui le dépassait d’un bon étage et lui donnait un peu l’air d’un encrier flanqué de son porte-plume. Née sans doute de l’imagination d’un architecte sans génie, elle était ronde, crénelée mais – Dieu sait pourquoi – couverte d’un toit en tuiles romaines d’un assez joli ton rose mourant. Cette protection contre les intempéries avait permis de la meubler d’un fauteuil, d’une table supportant un réchaud à pétrole, d’un moulin à café accompagné de tout le nécessaire, d’une bouteille de rhum et naturellement d’une paire de puissantes jumelles dont Morosini se saisit aussitôt en s’approchant d’une des ouvertures.
— Incroyable ! s’exclama-t-il. On s’y croirait !
La configuration lui permettait d’observer la villa Malaspina sur un côté et presque sur la totalité de la façade. C’était une splendide demeure, qui eût été un peu sévère sans le charme d’un jardin en terrasse, mal entretenu peut-être, ce qu’expliquaient ses dimensions mais que cette négligence même teintait de romantisme. Que la villa fût habitée ne laissait aucun doute. Deux des fenêtres du rez-de-chaussée étaient ouvertes, laissant s’enfuir dans l’air azuré de cette fin d’après-midi les notes mélancoliques d’un piano jouant la Sonate au clair de lune de Beethoven.
— Savez-vous qui est là-dedans ? demanda Morosini en tendant les jumelles à Adalbert qui piaffait d’impatience.
— Non, répondit Wishbone. On s’installe tout juste comme vous le voyez. Pour l’instant ce qu’on sait c’est qu’il y a du monde…
— Êtes-vous sûr au moins que ce sont ceux que nous cherchons ? Votre papier à lettres pourrait n’être qu’un souvenir à la suite de quoi ces gens ont vendu et ont émigré à la Croix-Haute ? Vos voisins n’ont peut-être rien à voir avec la bande qui nous occupe ?
— On s’est renseignés auprès du notaire qui a rédigé l’acte de vente de la maison où nous sommes. Il n’y a aucun inconvénient à s’enquérir des noms de l’entourage immédiat. Il s’agit réellement du comte de Gandia-Catannei…
— Et l’ancien propriétaire d’ici ?
— Les héritiers de la baronne Cecilia Fabiani que l’on a retrouvée la nuque brisée au bas de son escalier. Comme elle était d’un âge respectable on en a conclu à un accident. Ce qui est surprenant c’est qu’elle était née Gandria !
— Vous voulez dire Gandia ?
— Pas du tout ! À deux kilomètres, il y a le village de Gandria qui jouxte la frontière italienne… Cela posé, le notaire était chargé de vendre depuis des années et les héritiers n’y ont jamais résidé après les funérailles. Comme la situation était idéale pour nous, on n’a pas cherché plus loin étant donné qu’on n’est pas là pour admirer le paysage ! Vous restez encore quelques jours ?
— Peut-être. Nous avons un excellent ami à Lugano, le comte Manfredi, qui habite de l’autre côté de la ville au bout de la riva Paradiso, la villa Clementina. J’ai l’intention de lui demander s’il sait quelque chose sur vos voisins.
— On pourrait s’adresser à lui si on avait besoin d’aide ?
— J’aimerais mieux pas ! Lui et sa jeune femme vivent une très très longue lune de miel… et il a été durement secoué il n’y a pas si longtemps ! De toute façon, vous devriez avoir de l’aide avant peu. Soyez persuadé que dès notre retour le commissaire Langlois sera mis au courant !
— Parfait ! Ça marche ! Pardonnez-nous de ne pas vous retenir à dîner mais Boleslas n’a pas encore eu la possibilité de faire le marché et d’organiser la cuisine, vous serez mieux au Splendide !
— On s’y attendait, figurez-vous ! Et on vous souhaite bonne installation ! conclut Adalbert en regagnant l’escalier suivi du professeur, qui, mal habitué à son nouveau costume, retroussait sa jupe d’une main quelque peu maladroite… En le voyant faire, Aldo se demanda ce que pourrait penser « le vieux chameau », autrement dit Tante Amélie qu’Hubert avait pendant tant d’années décorée de cette appellation ! Elle en rirait peut-être mais Plan-Crépin, elle, cracherait feu et flammes.
Adalbert devait penser à l’unisson car, tandis qu’ils redescendaient vers le bord du lac, il l’entendit s’interroger :
— Je me demande si cette mascarade est une si fulgurante idée !
— J’y pensais aussi mais, à la réflexion, je crois que ce n’est pas si mal imaginé… D’abord la ressemblance n’est pas frappante. En outre, nos Borgia n’ont fait qu’entrevoir Tante Amélie à l’Opéra, le fameux soir de La Traviata où elle avait vraiment l’air d’une reine. Quand ils habitaient la Croix-Haute, ils ont certainement vu ou seulement aperçu à plusieurs reprises le cousin Hubert dont le physique de vieille tortue montée en graine est plutôt frappant. Cet accoutrement permet de le dissimuler parfaitement. Enfin, s’ils apprennent qui sont leurs nouveaux voisins – et ils s’en inquiéteront certainement ! –, ils n’auront aucune raison de redouter une vieille Américaine un peu folle venue réchauffer ses rhumatismes au soleil de Lugano flanquée de son majordome et de son jardinier. Et comme ce ne sont pas les seuls étrangers, bizarres ou pas, à se laisser séduire par ce magnifique paysage, on en restera là. Je crois d’ailleurs que Langlois, quand on lui aura expliqué, devrait être d’accord !
— À moins qu’il ne pique une rogne ! Avec lui, il est difficile de prévoir ses réactions… Je suis conscient que c’est un policier remarquable mais il est à peu près aussi facile à décrypter que son collègue de Scotland Yard.
Aldo en convint. Et plus encore lorsqu’arrivé à l’hôtel le portier lui remit un télégramme aussi bref que comminatoire :