« Rentrez aussi vite que possible – Langlois. »
Suffoqués, ils se regardèrent un instant sans rien dire. Finalement, Adalbert soupira :
— Ce qui est particulièrement agaçant chez lui, c’est cette façon qu’il a de nous traiter comme n’importe lequel de ses sous-fifres !
— Je ne suis même pas sûr que ce ne soit pas moins gracieux ! Cela dit, qu’est-ce qu’on fait ? On part tout de suite ?
— Pas question ! Ce cher ami oublie que tu es encore convalescent ! En principe, il s’entend. Alors on dîne, on dort et demain matin à l’aurore on reprend la route ! Le plus court chemin pour rentrer à Paris ? demanda-t-il en s’adressant au portier.
— Lucerne et Bâle, monsieur. Cela donne, je crois, deux cent… soixante-cinq kilomètres…
— Parfait ! Vous voudrez bien faire préparer la note pour sept heures demain ?…
— Ce sera fait, monsieur !
Adalbert revint prendre le bras de son ami, visiblement très soucieux :
— Allons boire un verre au bar ! Mon petit doigt me dit que tu en as un urgent besoin.
— Pas toi ? Je me demande ce qui nous attend demain !
— Environ huit cents bornes ! Et ne te mets pas martel en tête à l’avance ! S’il était arrivé quelque chose rue Alfred-de-Vigny, Langlois y mettrait sans doute un peu plus de formes ! Il est assez abrupt mais ce n’est pas un sauvage !
Ce soir-là, aux alentours de onze heures, Wishbone et le professeur – débarrassé de ses atours ! – grimpèrent à leur observatoire, l’un avec sa pipe, l’autre avec son cigare, afin d’observer le paysage nocturne faiblement éclairé par la lune en son dernier quartier mais qui ne perdait rien de sa magie. Un mince ruban d’argent glissait à la surface du lac serti comme une pierre précieuse, par les lumières de Lugano et de leur éparpillement sur les deux rives.
— C’est bien beau, cet endroit ! soupira l’Américain. Votre pays de Loire l’est aussi, se hâta-t-il d’ajouter en prévision d’une quelconque réaction. Mais quand on est très malade et que l’on possède une belle maison, se faire porter dans une chambre sans vue au château de la Croix-Haute, cela paraît un rien bizarre…
— Vous faites allusion au vieux Catannei ? Il est probable que l’on ne lui ait pas demandé son avis. Cet homme arrivé en ambulance et que l’on gardait pratiquement au secret était grandement pratique pour éloigner les curieux ! Cela dit, je suis d’accord avec vous, c’est sûrement plus agréable de trépasser – en admettant que l’on puisse trouver quelque agrément à la chose ! – en face d’un tel décor ! D’autant que cette demeure est plus aimable qu’un logis féodal, si admirable soit-il !… Tiens ! On dirait que ça bouge chez nos voisins ?
En effet, deux des portes-fenêtres donnant sur la terrasse venaient de s’éclairer. Une main invisible ouvrit l’une d’elles, sans doute pour laisser entrer la douceur de la nuit où s’attardait un parfum de lilas. Quelques instants plus tard, le piano de tout à l’heure préludait. Et une voix de femme se fit entendre…
La main de Cornélius se crispa sur le fourneau de sa pipe. Cette voix, il croyait bien la reconnaître pour celle qui l’avait tenu captif pendant tant de jours… Cependant ce ne fut qu’une impression fugitive. Seulement quelques notes et elle parut trébucher, repartit plus voilée, plus rauque aussi. Hubert tourna un regard inquiet vers son ami :
— Vous pensez que c’est… la Torelli ?
— Je l’ai cru un instant mais à présent…
— Ce serait assez normal qu’elle soit ici.
— Sans doute, mais on a plutôt l’impression que c’est quelqu’un qui essaie de lui ressembler. Et je ne connais ni cette musique ni la langue dans laquelle on chante...
— C’est la « Chanson de Solveig », de Grieg ! Du norvégien ! Une chanson d’amour nostalgique, certes, mais non désespérée ! Écoutez ça. La voix devient rauque comme si elle allait se briser…
Elle se brisa d’ailleurs presque aussitôt sur une toux suivie d’un cri de rage qui s’acheva en sanglots puis ce fut le silence. Peu après la lumière s’éteignit mais la fenêtre resta ouverte encore quelques minutes. Jusqu’à ce que l’on vienne la refermer…
Les deux hommes demeurèrent un moment sans parler, regardant la grande demeure où ils ne voyaient plus rien d’éclairé, mais comme ils ne la surveillaient pas de face mais en biais, il était possible qu’il y eût de la lumière aux fenêtres les plus éloignées sans qu’ils puissent s’en rendre compte si les rideaux étaient tirés.
Cornélius ôta sa pipe de sa bouche :
— J’aimerais savoir ce qui se passe dans cette baraque ! fit-il entre ses dents.
— Nous venons seulement d’arriver ! Mais comme nous sommes là pour ça, il faut prendre patience, mon ami ! Dans l’immédiat, c’est Boleslas que je vais expédier à la chasse aux renseignements. Il y a un marché demain, en bas. Il ira faire connaissance et il m’étonnerait fort qu’il ne nous rapporte pas un commérage !
— Vous croyez ? Pardonnez-moi mais il a l’air légèrement… empaillé !
— Il n’en a que l’air. En fait, il est très futé…
— Futé ?
— Habile… astucieux ! En plus la langue ne lui pose aucun problème. Comme tous les Slaves il doit en pratiquer cinq ou six… facilement ! Enfin il joue les imbéciles comme personne ! Sur ce, venez boire un verre et allons nous coucher. Un : je ne pense pas qu’une veille s’impose cette nuit. Et deux : on l’a bien mérité !
Le professeur feignait la décontraction pour dissimuler la vague inquiétude qui lui venait. Il n’ignorait rien de ce qu’avaient été les relations entre son nouvel ami et la cantatrice meurtrière. Se pourrait-il qu’il subsistât dans le cœur ingénu une ultime braise mal éteinte et capable de renaître ?… Il allait falloir veiller au grain ! Et peut-être prévenir son cousin et son ancien élève tant qu’ils étaient encore dans le pays !
Mais le lendemain matin, un messager du Splendide Royal Hôtel, apporta une lettre adressée à « Mrs. Albina Santini », annonçant que l’on était rappelés à Paris d’urgence… En attendant que Langlois envoie un ou deux sbires, Hubert se promit de surveiller discrètement son associé !
Il était près de neuf heures du soir, ce même jour, quand la voiture d’Adalbert franchit le portail de l’hôtel de Sommières… À l’exception d’un arrêt assez bref pour déjeuner et trois autres encore plus courts pour prendre de l’essence et remettre de l’eau dans le radiateur, ils arrivaient tout droit de Lugano sans qu’Adalbert eût accepté la proposition d’Aldo de le relayer au volant.
— Tu seras déjà assez fatigué comme ça ! Convalescence oblige !
— Encore !
Aldo se rebiffait. On n’allait tout de même pas le traiter de vieux croûton jusqu’à la fin de ses jours ?
— Là n’est pas la question ! Si nous étions partis dans ma brave Amilcar tu ne me l’aurais pas proposé !
— Parce que dans cet engin diabolique je passe mon temps roulé en boule pour éviter d’être trop secoué et à recommander mon âme à Dieu !
L’arrivée en trombe de Plan-Crépin les interrompit. Visiblement, leur retour l’enchantait.
— Comment vous êtes-vous débrouillés pour revenir si rapidement ?
— Tout le mérite en revient à Monsieur ! grogna Aldo. Il a conduit sans désemparer depuis Lugano et n’a pas consenti à me céder sa place même dix minutes ! En tout cas, vous m’avez l’air de bien belle humeur ? D’après le télégramme – fort succinct ! – de Langlois, on s’attendait à une nouvelle désastreuse, ajouta-t-il en s’extirpant de son siège.
Elle se précipita pour l’aider mais il lui tapa sur les mains :
— Vous n’allez pas vous y mettre, vous aussi ? Sachez tous les deux que j’ai retiré un grand bénéfice de l’air de la montagne ! Alors cessez de me traiter comme si j’étais un « biscuit » de Sèvres et permettez que j’aille embrasser Tante Amélie !
— Tu n’auras pas loin à aller ! fit celle-ci en lui tendant les bras. Heureuse de voir que tu sembles aller beaucoup mieux en effet, constata-t-elle en l’embrassant.