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La cérémonie était prévue pour onze heures mais Aldo choisit d’arriver quelques minutes avant dans le but d’occuper la place qui lui revenait et de remettre ainsi à la fin des funérailles la rencontre qu’il souhaitait et redoutait à la fois.

Il y avait déjà foule quand on y parvint venant du Baur-au-Lac. Des curieux d’abord sur la place où se remarquait une jolie fontaine de la « Tempérance », mais aussi un nombre impressionnant de personnes venues d’horizons différents. À l’entrée de l’église, sobre, austère même avec l’ogive pure de son portail sous la flèche pointue du clocher, ses murs nus, sa nef longue et étroite sans la moindre fioriture de pierre mais de très beaux vitraux, un maître de cérémonie en grande cape noire sur un habit à culotte courte de soie noire et souliers à boucle vérifiait les cartons d’invitation – assisté de deux aides ! – afin de répartir au mieux les notabilités et, comme la place, l’église était déjà aux trois quarts pleine quand la voiture déposa le clan parisien en grand deuil.

— Sacrebleu ! émit Adalbert entre ses dents. On a droit à la presse de l’Europe entière ! Heureusement que la police l’a prévu et fait bonne garde !

— Il fallait s’y attendre. Ce déploiement de curiosité plus ou moins malsaine me déplaît ! J’aurais cent fois préféré une cérémonie plus intime… Moritz aussi d’ailleurs ! Surtout si l’on tient compte des circonstances tragiques de cette mort !

— Justement ! Ce machin digne d’un chef d’État accrédite l’identité du défunt ! Il faut que tout le monde soit persuadé que l’on va enterrer ton beau-père ! Même si toi et moi on n’en est pas absolument sûrs !… Toute cette mise en scène afin de pouvoir ouvrir le testament !…

Le maître de cérémonie accueillit les arrivants avec le respect qui leur était dû. Un imposant catafalque se dressait à l’entrée du chœur drapé de noir, galonné d’argent et surmonté d’un grand coussin de somptueuses orchidées pâles. Des cierges allumés l’entouraient à l’exception de la face regardant l’autel. Les places destinées à la famille et aux proches attendaient de chaque côté : celles des hommes à droite, les femmes à gauche.

Précédés de l’homme à la cape Aldo et Adalbert furent dirigés vers la travée des hommes tandis que son assistant guidait les dames vers l’autre mais en arrivant au premier rang de chaises, ce fut la deuxième place que le cérémoniaire indiqua à Aldo d’un geste empreint d’une certaine gêne. Ce dernier le toisa :

— Qui va s’asseoir là ?

— M. Gaspard Grindel, monsieur, le neveu de…

— Je suis le prince Morosini, son gendre et le père de ses petits-enfants ! Il passera donc après moi !

Et laissant l’homme confus retourner à ses devoirs, il s’agenouilla sur le prie-Dieu et traça sur sa poitrine un ample signe de croix tandis qu’Adalbert s’installait derrière lui. Leur cicérone n’eut d’ailleurs que le temps de rejoindre le porche pour accueillir le reste de la famille. Aldo se releva et se retourna craignant tout à coup que l’on eût amené ses trois enfants, au moins son petit Antonio que l’on considérait un peu comme l’aîné bien qu’il fût le jumeau de sa sœur Amelia. Ce qui donnait lieu à des discussions sans fin entre eux… Mais non, refusant de la main le bras que lui offrait son cousin, Lisa marcha seule en tête accompagnée de sa grand-mère, toutes deux très reconnaissables par leur allure en dépit des voiles de crêpe noir couvrant leurs visages. Appuyées l’une sur l’autre elles remontèrent la nef suivies de plusieurs personnes cependant qu’Aldo quittait sa place pour les attendre devant le catafalque.

Lisa le reconnut la première et voulut s’arrêter mais la vieille comtesse l’entraîna. Alors, il s’inclina :

— Bonjour, grand-mère ! Bonjour, Lisa…

Il s’attendait à ce qu’elles veuillent passer leur chemin et allait s’écarter quand Mme von Adlerstein releva son voile et vint l’embrasser :

— Bonjour, Aldo ! murmura-t-elle. Heureuse de voir que vous allez mieux ! Allons, Lisa !…

Celle-ci tendit la joue mais sans ôter le crêpe de son visage et ne dit rien. Après quoi chacun regagna sa place suivi de tous ceux qui arrivaient derrière. Grindel vint se planter devant Aldo :

— Ceci est ma place. Poussez-vous !

— Certainement pas !… Et je vous conseille de ne pas insister à moins que vous ne préfériez créer un scandale !

Adalbert observait la scène et s’apprêtait à s’en mêler quand quelqu’un, Frédéric von Apfelgrüne, se matérialisa entre les deux hommes :

— Vous croyez vraiment que c’est le moment ? Prenez la troisième chaise, Grindel ! Je vais me mettre entre vous deux ! Bonjour, Morosini !

Et d’autorité, il s’empara du deuxième prie-Dieu et s’y agenouilla. Force fut à Gaspard d’en passer par là à moins de créer un esclandre.

Aldo sentait la tension nerveuse qui le tenait depuis le réveil s’atténuer. L’accueil inespéré du clan autrichien mettait un baume sur sa blessure. Il aurait pu pleurer quand les lèvres de la vieille dame avaient touché sa joue et la cordialité du cousin « Fritz » – ex-amoureux de Lisa néanmoins – lui allait droit au cœur.

Celui-ci s’asseyait et se penchait déjà vers lui pour entamer une de ces conversations volubiles dont il avait le secret quand le bruit d’une hallebarde retombant sur le dallage lui referma la bouche. En même temps, les grandes orgues laissaient éclater une tempête de sons majestueux – un choral de Bach ! – qui firent couler un frisson le long du dos de Morosini tandis que retentissait le pas lourd, rythmé, mesuré des hommes qui, remontant de la crypte, portaient le cercueil : un pesant coffre d’acajou à ferrures d’argent qu’ils firent glisser sous les draperies du catafalque avant de l’entourer de « coussins » et de gerbes de fleurs. Le clergé en ornements de deuil, un évêque en tête, avait accueilli le défunt quand il était apparu et maintenant les orgues faisaient silence afin de laisser la parole aux hommes de Dieu.

À mesure que se déroulait l’imposant service funèbre soutenu par les orgues et une chorale remarquable, Aldo tournait souvent les yeux en direction du catafalque, parvenant de moins en moins à chasser de son esprit que sous ces fleurs et ces tentures reposait un inconnu et non l’homme auquel le liait une profonde amitié. Avec une précision terrifiante, il revoyait le corps broyé de la morgue parisienne. C’était cette chose affreuse qui reposait là, à deux pas de lui, et l’idée s’ancrait peu à peu que ce n’était pas Moritz Kledermann, que tout cela n’était qu’un épisode d’une tragi-comédie comme la vie et le crime se plaisaient parfois à en concocter. L’impression se fit même si intense qu’au moment de l’absoute il aurait pu crier. Une main vint alors lui serrer l’épaule, cependant qu’Adalbert qui se tenait derrière lui soufflait dans son oreille :

— J’en pense autant que toi mais tiens-toi tranquille !

La tension nerveuse retomba grâce peut-être à  l’Ave verum de Mozart qu’il aimait particulièrement, interprété par la voix de velours d’une femme dont le sublime contralto faisait songer à un violoncelle. Alors, s’agenouillant il se mit à prier avec une ferveur nouvelle. Si les hommes trichaient, si toute cette beauté entourait un mort qui n’était pas le bon, le Créateur, lui, le savait. Et lui ne trichait jamais…

La cérémonie s’achevait à présent. Après la dernière bénédiction, l’évêque s’approcha de Lisa que la douleur pliait en deux sur son prie-Dieu et que sa grand-mère et une femme en noir aidaient à se remettre debout. Le prélat lui prit les mains, lui parla un moment avec une évidente compassion avant de tracer sur sa tête le signe de la bénédiction puis passa aux autres femmes de la famille pour leur adresser quelques mots de consolation. Ensuite il vint vers Aldo qui s’inclina pour baiser son anneau.

C’était un homme déjà âgé dont le regard gris était empreint d’une infinie douceur.

— Ne désespérez pas, mon fils ! murmura-t-il. Moritz était mon ami et je sais ce que vous souffrez !

Puis, après avoir dit quelques mots à Fritz et à Grindel, il reprit, avec son clergé, le chemin de la sacristie pendant que le maître de cérémonie, quasiment au garde-à-vous devant le catafalque, annonçait que seules les personnes officielles seraient admises à présenter leurs condoléances, les autres devant se borner à signer les registres préparés au fond de l’église. L’inhumation, elle, aurait lieu dans l’intimité familiale. Ensuite il invita Aldo à le suivre jusqu’à la salle opposée à la sacristie où les membres de « la famille » s’alignèrent. À la demande d’Aldo, une chaise fut apportée pour Lisa dont il était flagrant qu’elle était au bord de l’évanouissement… Puis il entraîna sa belle-grand-mère à part :