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— Ne devrions-nous pas éviter à Lisa le supplice de l’inhumation ? J’ai peur qu’elle ne puisse le supporter !

Le voile noir relevé révélait en effet un visage blême si visiblement ravagé par la douleur qu’il dut lutter contre l’envie de prendre sa femme dans ses bras et de l’emporter loin de ce qu’il considérait à présent comme une sinistre mascarade.

— Vous avez raison. Je vais la faire reconduire à la maison…

Gaspard penché sur sa cousine lança alors :

— On n’a pas besoin de vos conseils, Morosini ! J’ai l’intention de m’en charger !

— Un peu de tenue, Grindel ! intervint Valérie von Adlerstein impérieuse. Jusqu’à preuve du contraire – et ce n’est ni le lieu ni l’endroit de discuter des insanités que vous lui inspirez – Aldo est son mari ! Et c’est moi qui vais la reconduire à la maison.

La femme en noir qu’Aldo avait remarquée pendant la cérémonie aux côtés de Lisa s’approchait, cherchant dans son sac quelque chose qui se révéla être une seringue. La comtesse Valérie intervint :

— Pas de piqûre ! Elles ne font que l’abrutir ! Je pense d’ailleurs que vous allez pouvoir regagner votre clinique ! Cela suffit !

Grindel voulut s’interposer. Mal lui en prit : « Grand-mère » se retourna contre lui :

— J’ai dit que cela suffisait, monsieur Grindel ! Les formalités terminées, je ramène Lisa à Vienne ! Le docteur Freud qui vient de rentrer des États-Unis s’occupera d’elle !

— Mais Frau Wegener…

— Elle est zurichoise et va pouvoir reprendre son service à la clinique. Vous veillerez à la payer ! Puis, tournant la tête à la recherche d’un visage : Madame de Sommières, voulez-vous bien me prêter Mlle du Plan-Crépin ?

L’intéressée n’attendit pas la permission : rouge d’une joie qu’elle essayait de contenir, elle se précipita aussitôt, suivie d’Adalbert :

— Vous ne serez pas assez forte, je vais vous aider ! proposa-t-il. Et jusqu’à présent Lisa me considérait comme un frère !

Il souleva sans effort la jeune femme qui se laissa faire comme un pantin cassé. Marie-Angéline prit l’autre bras mais son aide était plus décorative qu’efficace. L’infirmière leur emboîta le pas, la mine sombre et la bouche pincée. Avant de sortir, Adalbert conseilla, les yeux sur Grindel :

— Vous devriez rester, comtesse ! Vous avez une présence merveilleusement apaisante ! Et il faudrait en finir avec cette cérémonie !

Une heure après tout était terminé. L’état de Lisa avait frappé la foule qui se massait hors de l’église et l’on comprit très bien qu’à la sortie du cercueil le bourgmestre fit une allocution assez courte en donnant la priorité à l’émotion. Même chose pour le cimetière où ce fut au tour de l’évêque de prononcer quelques paroles d’espérance devant l’imposant mausolée où depuis près d’un siècle reposaient les Kledermann. C’était une sorte de temple grec à la fois lourd et pompeux qui n’incitait guère au recueillement et Aldo se surprit à se demander comment l’éblouissante Dianora, qui avait été sa maîtresse quand il avait vingt ans avant de devenir la seconde épouse de Moritz Kledermann, s’accommodait d’une dernière demeure aussi peu flatteuse même si elle disparaissait au fur et à mesure sous les monceaux de fleurs que deux chars avaient apportés. Et surtout la cohabitation avec cet inconnu qu’on lui amenait comme compagnon d’éternité. L’idée d’une substitution s’ancrait, en effet, plus fermement que jamais dans son esprit et, tandis que se déroulait l’ultime rituel, il se surprit à s’adresser mentalement à elle :

« Si tu en as la possibilité, aide-moi à découvrir la vérité ! L’homme que l’on vient de déposer auprès de toi a été assassiné, comme toi, mais il ne peut pas être l’époux qui t’aimait tant ! Il mérite sans doute des prières mais pas l’amour qui vous unissait tous les deux ! Et tu ne le supporteras pas !… »

Lui-même avait peine à endurer le chagrin de sa belle-grand-mère qui venait d’éclater en sanglots et que Hilda von Apfelgrüne, sa nièce depuis le mariage avec Frédéric, essayait d’apaiser. Il y avait là quelque chose de vraiment tragique. Le défunt ne méritait pas les larmes de cette noble dame, si forte d’habitude, car Aldo ne l’avait jamais vue pleurer ! Mais peut-être l’état navrant de Lisa entrait-il pour une bonne part dans sa douleur ?

Comme l’assistance se dispersait pour regagner les voitures, il se rapprocha des deux femmes et, adressant un sourire d’excuse à Hilda, il prit le bras de la vieille dame et le glissa sous le sien, heureux de sentir qu’elle s’y appuyait instinctivement.

— Je vais vous raccompagner, dit-il doucement. Je connais votre courage mais cela est trop pour vous !

Elle approuva silencieusement, sortit son mouchoir afin d’essuyer ses yeux, se moucha et se redressant soudain planta son regard dans celui d’Aldo :

— Je ne sais plus qui a dit que Dieu n’envoyait jamais à l’homme plus qu’il ne pouvait supporter mais il n’a pas dû songer à la femme ! J’avoue que je me croyais plus forte mais cette mort épouvantable survenant au milieu de la crise que traverse Lisa, j’ai du mal à l’accepter. Ma petite-fille ne se ressemble plus. Parfois elle monologue, elle monologue sur toutes sortes de sujets ou alors elle reste muette pendant des heures sans qu’on puisse lui arracher une parole. Je sais que son accouchement prématuré l’a beaucoup secouée à un moment où…

— Où je l’ai gravement offensée. Je ne refuse pas mes responsabilités, grand-mère, et je conçois que vous m’en vouliez.

— Moi ? Oh non… Quel mari n’a pas, une fois dans sa vie, été infidèle au serment du mariage ? Vous avez commis une faute, sans doute, mais on s’est acharné à envenimer ce qui aurait pu n’être qu’une égratignure. Lisa a été votre secrétaire pendant deux ans et n’a rien ignoré de votre vie privée. Le principal coupable, c’est ce Grindel qui s’est attribué les ailes du sauveur, l’a enfermée dans cette affreuse clinique d’où elle nous a ramené cette Wegener dont je suis persuadée qu’elle lui a été néfaste…

— Pourquoi ne l’avez-vous pas fait mettre à la porte par le cher Joachim, votre chien de garde ? Je suis sûr qu’il aurait adoré !

L’évocation de son irascible majordome lui arracha un léger sourire :

— On dirait que la hache de guerre n’est pas encore enterrée entre vous deux ? Mais c’est vrai qu’il la déteste.

— Alors pourquoi ?

— Lisa ! Lisa elle-même qui poussait les hauts cris et jurait qu’elle partirait avec elle. Que ses soins lui étaient indispensables…

Le visage d’Aldo se durcit, le ton de sa voix aussi :

— Pardonnez-moi mais… les enfants dans cette histoire ? Mes enfants, appuya-t-il.

— Rassurez-vous ! Ils sont à Rudolfskrone dans leur « maison » et avec mon personnel qui les adore. Je les ai envoyés dès le retour de Lisa. Je ne voulais pas qu’ils voient leur mère dans l’état où on l’a mise. On leur a seulement dit qu’elle était malade et avait besoin d’un long repos… ce qui est plus vrai que jamais ! Et maintenant la mort de son père ! J’en redoute les conséquences !

— Peut-être seront-elles moins dramatiques si Frau Wegener est écartée définitivement… et je pense que c’est chose acquise ! Parlons à présent de Moritz. Évitez, je vous en supplie, toute réaction visible à ce que je vais vous confier !…

— Quoi donc ?

— Je ne suis pas certain que ce soit lui que l’on vient de porter en terre. Vidal-Pellicorne non plus…

Elle leva vers lui un regard effaré :

— Vous êtes sérieux ?

— On ne peut plus ! Peut-être avez-vous aperçu – ou peut-être pas car ils savent se faire discrets et il y avait beaucoup de monde – deux personnages assez remarquables d’ailleurs, deux hommes de haute taille en costume de voyage. Ils n’ont pas signé les registres et ne parlaient à personne… se contentant d’observer.