Elle eut un petit rire qui passa comme un fer rouge sur les nerfs d’Aldo puis, le dédaignant, elle s’en prit à Mme von Adlerstein :
— Grand-mère ! Je ne vous aurais jamais crue capable de vous plaindre de moi à ce débauché !
— Jamais je ne me suis plainte de toi ! Et tu le sais parfaitement, mais tu sais aussi que cette femme m’est odieuse…
— Mais j’en ai besoin !
— Non ! On a réussi à t’en persuader… et c’est un désastre ! Tu n’es plus la même, Lisa ! Ce qui me navre ! Bien sûr tu es sous le coup de deux douleurs immenses auxquelles on ne peut que compatir : la perte de cet enfant et surtout celle de ton père mais ces blessures-là ce n’est pas à coups de drogue qu’on les soigne. C’est en les confiant à ceux qui nous aiment… On les laisse vous envelopper de leur tendresse… et de leur amour !
— Leur amour ? fit-elle avec amertume. Si vous faites allusion à celui de cet homme il y a longtemps déjà que je l’ai perdu ! Croyez-vous que je ne sache pas ce qu’il vaut, moi qui le regarde vivre depuis des années ? Je sais tout de lui : les noms de ses maîtresses, la durée de ses liaisons…
Un discret grincement de porte se fit entendre mais aucun des trois protagonistes de la scène n’y fit attention : le notaire, un doigt sur la bouche, avait entraîné Grindel par le bras avec fermeté et l’évacuait hors de la pièce ainsi que Wegener. Lisa d’ailleurs poursuivait :
— … mais la plus dangereuse était à venir : cette Pauline Belmont qui l’aime passionnément, qui a eu le culot de me l’écrire…,
— … et de t’en demander pardon, coupa la vieille dame. Elle t’a écrit aussi qu’il ne l’aimait pas et qu’en cette malheureuse affaire de train, elle lui avait tendu un piège…
— … dans lequel il s’est laissé prendre avec bonheur !
— Non, Lisa, corrigea Aldo. Je l’ai regretté aussitôt… Je n’ai pas cessé de t’aimer !
— Et moi je ne vous aime plus ! Allez-vous-en ! Nous nous reverrons au tribunal !
Elle avait dit cela du ton qu’elle aurait pris pour congédier un domestique indélicat. La colère d’Aldo s’enflamma :
— Ne me poussez pas à bout ! Si nous devions nous retrouver devant des juges vous pourriez vous en repentir car jamais je ne permettrai que mes enfants…
— Laissez-les tranquilles, ils sont à moi !
— Croyez-vous ? Que vous ne vouliez plus être une Morosini cela vous regarde après tout mais eux le resteront… et aussi catholiques ! Comme mes pères… et le vôtre dont vous faites si bon marché ! Comment pensez-vous qu’il réagirait s’il était présent à cette heure ?
— J’ai toujours fait ce que j’ai voulu !
— Peut-être mal et il y a une fin à tout et cette fin c’est moi ! Quant à ce tribunal que vous réclamez à si grands cris, sachez bien qu’il ne confiera pas mes enfants à une malade – car vous l’êtes que vous l’admettiez ou non !… Tombée au pouvoir de je ne sais quelle drogue et en passe de devenir complètement cinglée !…
— Vous osez ?
— Oui, j’ose ! Mais, bon Dieu, regardez-vous ! Le chagrin que vous éprouvez n’explique pas tout ! À commencer par ce changement qui pourrait laisser supposer qu’il y a en vous deux femmes : celle que j’ai aimée… et que je continue à aimer avec sa beauté chaleureuse, son rire, son cœur immense, son charme que je ne reconnais plus ! Et une autre, froide, dure, butée à la limite de la stupidité… un visage de glace, des yeux vides, et j’ai grandement peur de savoir où cette femme-là est née…
— S’il vous plaît, Aldo, pria la comtesse Valérie. Un peu de pitié ! Songez à ce qu’elle a souffert !
— Mais j’y songe, grand-mère, j’y songe, soyez-en sûre ! Je connais mes fautes et j’étais prêt à tomber à ses pieds ! Aux pieds d’une Lisa blessée, douloureuse, plus proche de vous qu’auparavant alors que…
Un sanglot réprimé cassa sa voix. Il se détourna, toussa, chercha d’une main fébrile une cigarette qu’il alluma puis éteignit après seulement une ou deux bouffées en l’écrasant dans un cendrier. Impassible et comme absente, Lisa se contentait de le regarder comme s’il était transparent. Il eut alors un haussement d’épaules découragé…
— Je vous l’abandonne, grand-mère ! Essayez d’obtenir qu’elle comprenne ce que je m’efforce en vain de lui dire. Je reviendrai demain. À présent, je vais rejoindre maître Hirchberg pour qu’il fasse le nécessaire en ce qui concerne la Wegener ! Qu’au moins vous soyez délivrée d’elle !… Cela n’empêche, fit-il plus bas, que Lisa ait besoin de soins… mais pas de n’importe qui !…
— Oh, j’en suis consciente !… Sortons un instant, voulez-vous ? ajouta-t-elle après un coup d’œil vers Lisa qui était allée s’asseoir à côté de la fenêtre et regardait au-dehors comme s’ils avaient cessé d’exister.
Dans la galerie ils retrouvèrent maître Hirchberg qui faisait les cent pas et vint à leur rencontre :
— Ça y est ! annonça-t-il satisfait. Cette femme est partie en disant qu’elle allait en référer au docteur Morgenthal ! Je crains qu’elle ne revienne avec lui. Vous devriez faire garder cette maison par la police. Vous en avez d’autant plus le droit que la collection dont vous êtes à présent propriétaire a été volée !
— Je ne crois pas avoir celui d’empêcher un médecin de forcer le barrage surtout s’il a été appelé par sa malade… et Lisa ne s’en fera pas faute !
— Sauf si vous êtes là pour le lui défendre ! Ce qui serait au fond plus normal qu’habiter l’hôtel ! Que faisiez-vous d’autre quand vous veniez ensemble visiter Kledermann ?
— C’est exact ! Je ne descendais au Baur que s’il m’arrivait de venir seul. Pour affaires par exemple ! À ne rien vous cacher, je n’aime pas beaucoup cette demeure ! Trop grande, trop solennelle ! Vous aimeriez habiter Versailles, vous ? C’est un peu ce que je ressentais. De plus, je crains que ma présence n’exaspère Lisa !
— N’en tenez pas compte dès l’instant où il s’agit de la protéger d’elle-même ! Je crois, en outre, continua-t-il en considérant des yeux Mme von Adlerstein, que votre présence permettrait peut-être à sa grand-mère de dormir. Elle se sentirait moins seule.
Aldo se tourna vers elle. Toujours aussi droite, toujours aussi majestueuse, mais l’angoisse habitait son regard. Il eut pour elle un sourire qui demandait pardon, prit une main qu’il baisa avant de la garder :
— Vous avez on ne peut plus raison ! Vous voulez bien de moi, grand-mère ?
— Quelle question !
— Alors, c’est entendu ! Je vais voir ça avec Grüber ! Mais si vous vouliez vous charger de la police, mon cher maître, vous me rendriez service puisque je n’y connais personne.
— Moi si ! Reste le neveu ! Vous avez vraiment envie de cohabiter avec lui ?
— Il loge ici ?
— Oui… Alors qu’il a un appartement en ville… et pas loin.
— Je vais régler la question !… Mais je crois que je ne pourrai jamais assez vous remercier de votre aide, maître !
— Vous savez, Moritz était mon ami et j’avais de l’affection pour la petite Lisa. Je crains qu’elle ne soit en train de se perdre…
Aldo raccompagna le notaire jusqu’à la porte d’entrée qu’ouvrit cérémonieusement Grüber, le regarda monter en voiture puis s’adressa au vieux majordome pour lui demander de lui préparer une chambre. La mine lugubre du vieux serviteur s’éclaira instantanément :
— Monsieur le prince reste avec nous ?
— N’est-ce pas tout naturel, Grüber ?
— Certes, certes !… Mais que Monsieur le prince me pardonne : je n’osais plus l’espérer !… Depuis que nous avons perdu Monsieur, tout va de travers dans cette maison ! C’est M. Grindel qui donne les ordres puisque Mlle Lisa est… souffrante !
Son habituel aspect obséquieux fondait à vue d’œil, laissant apercevoir une détresse dont on ne l’aurait jamais cru capable… Les larmes n’étaient pas loin…
— Nous allons faire en sorte que les choses reviennent à plus de normalité ! Pour commencer, au cas où le docteur Morgenthal se présenterait, l’entrée lui est interdite. En outre, je vais prier M. Grindel de regagner son logis. En dehors de moi, vous prendrez vos ordres de Mme la comtesse von Adlerstein… le temps qu’elle sera là du moins car elle souhaite retourner chez elle et emmener la princesse rejoindre ses enfants… Ah, pendant que j’y pense, quel médecin soignait mon beau-père ?