Выбрать главу

Une main se posant sur son épaule l’arracha à ses idées noires :

— Il ne faut pas lui en vouloir, mon cher garçon ! Depuis son séjour dans cette maudite clinique, Lisa n’est plus elle-même, je vous le répète. Au point qu’il m’arrive d’avoir peine à la reconnaître…

— Vous êtes bonne de vouloir me consoler, comtesse…

— Tst, tst… Vous pouvez toujours m’appeler grand-mère ! Les divagations de Lisa ne changent rien dans mon cœur, ni dans le fait incontestable que vous êtes le père de nos trois petits diables !

— Merci de me dire cela, mais…

— Je n’aime pas les « mais » quand il est question de mon cœur !

— Je m’en souviendrai. Cependant il y a à l’origine de tout ce drame une faute que je…

— Ah, vous n’allez pas me resservir ce refrain ? Je crois sincèrement qu’elle aurait fini par vous pardonner mais il y a eu cette tragédie : l’accouchement prématuré assorti de l’annonce qu’elle ne peut plus avoir d’enfants. Gaspard et sa clique ont misé là-dessus jusqu’à faire une sorte de lavage de cerveau. Sans cela – et j’en jurerais ! – elle vous aurait sauté au cou lorsque vous avez dit que son père était encore vivant…

— Du moins je l’espère ! On ne sait jamais comment tourne un enlèvement… et je suis certain qu’il est l’œuvre de Gandia associé à Grindel, et cette magouille il va falloir la prouver… avec tous les risques qu’une maladresse peut faire courir à un otage de cette importance !

— J’en ai pleinement conscience, mais je connais votre habileté quand vous partez en campagne, épaulé par ce brave Adalbert ! Avez-vous dîné ?

— Je n’en ai pas eu le temps… et n’en ai guère envie !

— Pourtant il le faut ! Et comme une réunion familiale me paraît hors de saison, je vais dire à Grüber de vous servir chez vous. Où Grüber vous a-t-il installé ?

— Je l’ignore, mais je suis persuadé qu’il ne me laissera manquer de rien. J’ai l’impression qu’il ne déborde pas de sympathie pour le cher cousin.

Elle se disposait à rejoindre l’appartement de Lisa mais s’arrêta :

— Je suppose qu’il va y avoir exhumation ?

— Le professeur Zehnder l’a demandée… aussi discrète que possible afin d’éviter la ruée de la presse. N’en parlez pas à Lisa ! Rien que le mot a une connotation pénible ! Et puis elle se hâterait d’avertir Grindel !

— Vous ne pensez pas qu’il sera convoqué ? Alors un peu plus tôt, un peu plus tard…

— Sans aucun doute… mais on peut lui réserver la surprise ?

— Pourquoi pas ? En effet ! Bonne nuit, Aldo !

— Bonne nuit, grand-mère !

Le lendemain soir, peu avant minuit, Aldo arrêta la voiture – la moins voyante parmi celles que contenait le garage de son beau-père ! – aux approches du cimetière mais ne descendit pas tout de suite :

— Offre-moi une cigarette ! dit-il à Adalbert qui l’accompagnait. J’ai oublié les miennes !

— Nerveux, hein ? compatit celui-ci en s’exécutant. Moi aussi si tu veux le savoir. J’ai beau avoir le cuir dur, je n’aime pas beaucoup revoir l’affreuse dépouille qu’on nous a montrée à Paris et j’éprouve un grand respect pour les médecins légistes : ils ont l’estomac drôlement bien accroché !

— On devrait commencer à s’y faire : c’est la troisième fois que ça nous arrive… et la première on a fait le travail nous-mêmes ! Seulement il y a des situations auxquelles on ne s’habitue pas…

— En attendant il faudrait peut-être y aller.

Gardé à l’intérieur par des agents en uniforme qui s’assurèrent de leur identité, le cimetière était obscur – la nuit était sans lune – mais on les guida jusqu’à l’allée plantée d’arbres au bout de laquelle la chapelle des Kledermann apparaissait faiblement éclairée de l’intérieur. Plusieurs personnes attendaient devant. Il y avait là le directeur de la police, le Wachtmeister Würmli, le professeur Zehnder, le patron des pompes funèbres, deux policiers en civil qui, sans l’encadrer vraiment, se tenaient près de Gaspard Grindel, lequel s’efforçait de dissimuler une évidente mauvaise humeur. Enfin, à leur grande surprise, le commissaire principal Langlois qui les rejoignit :

— Comment avez-vous fait pour être ici ? s’étonna Adalbert qui avait passé une partie de la nuit à tenter de l’atteindre par téléphone. En vain ! Et d’abord qui vous a prévenu ? Moi je n’ai pas réussi !

— Désolé, j’avais laissé des consignes… C’est Wùrmli qui m’a demandé de venir et à Villacoublay un avion militaire s’est chargé de moi. Eh bien, on dirait qu’il y a du nouveau, messieurs ? ajouta-t-il avec une évidente satisfaction. Pas pour tout le monde évidemment ! et son regard effleura Grindel.

— Vous avez l’intention de l’arrêter ?

— Pour faux témoignage ? C’est mince et d’ailleurs je ne suis présent que par courtoisie puisque je ne suis pas chez moi ! De toute façon, je ne pense pas que le mettre sous les verrous soit une bonne idée… Et il me plairait assez qu’il puisse retourner s’occuper de sa banque. Il est évident qu’il est mouillé jusqu’au cou dans cette affaire…

— Qu’est-ce qu’on attend ? demanda Adalbert voyant qu’on ne bougeait pas beaucoup.

— Qu’on ait ouvert le cercueil au sous-sol. Ce qui est commode avec ces chapelles familiales c’est qu’elles sont pourvues d’une crypte où les défunts sont rangés sur des étagères…

Il finissait de parler quand l’un des employés remonta pour annoncer que tout était prêt. L’un après l’autre, Würmli, Zehnder, Langlois, Grindel et Morosini descendirent l’escalier. Adalbert suivit.

Deux grosses lampes éclairaient la scène et le riche coffre d’acajou capitonné de satin blanc posé sur des tréteaux. Une relativement forte odeur de formol rendait l’atmosphère à peine respirable. La gorge coincée, Aldo, en descendant les quelques marches, luttait contre l’envie de fermer les yeux tant il redoutait ce qu’il allait revoir. Il ne devait pas être le seul. Arrivé en bas, il entendit un léger soupir de soulagement auquel il se fut joint volontiers : la tête massacrée était enveloppée d’un épais tissu de lin, blanc comme la longue tunique, d’aspect monastique, dont le corps était revêtu. Les mains croisées sur un chapelet portaient des moufles blanches. Quant au soupir, il émanait de Grindel…

— Il semble que quelqu’un a pris soin de ces pauvres restes ! émit la voix douce du professeur Zehnder. Ceci est infiniment plus noble que la jaquette dans laquelle on l’aurait fourré s’il était mort dans son lit ! Un petit côté… médiéval en quelque sorte !

— C’est Mme la comtesse von Adlerstein qui a donné des ordres, le renseigna le directeur des pompes funèbres.

— Que voilà donc une bonne idée ! Il faudra que je la félicite ! Ce pauvre homme n’en espérait sans doute pas autant !

D’une taille inférieure à sa réputation, Oscar Zehnder avait un visage aimable surmonté d’une mèche blond foncé tirant sur le gris, un nez aquilin aux ailes sensibles supportant des lunettes rondes cerclées d’écaille, une grande bouche d’où le sourire n’était jamais éloigné et des yeux noisette pétillants de malice sous un curieux chapeau de gabardine beige cependant qu’à son col un nœud papillon s’épanouissait. Encore un qui devrait plaire à Tante Amélie !

Mais l’intermède avait permis à Gaspard Grindel de reprendre ses esprits. Il attaqua d’une curieuse voix de tête :

— Ce sera en tout cas plus pratique pour l’examiner ! Regardez son dos et vous constaterez qu’il porte une espèce de fraise à l’omoplate gauche !

— N’en faites rien ! coupa le professeur. Kledermann n’en a jamais eu… En revanche…

Il fit signe qu’on lui approche une lanterne, enfila des gants de latex et souleva le vêtement blanc afin de découvrir l’abdomen qu’il examina un court instant. Puis il eut un rire bref…

— Je me demande ce que vous voyez d’amusant ! protesta Würmli.

— Sans aller jusque-là, je dirai que je suis plutôt satisfait d’avoir la confirmation qu’il ne saurait en aucun cas s’agir de mon cher ami Kledermann. Je ne sais pas qui est ce malheureux mais il aura au moins eu un bel enterrement !