— Je serais curieux de savoir à quoi vous voyez ça ! grogna Grindel.
— Oh, je vais vous le montrer… Vous pouvez constater que son ventre ne porte aucune trace d’opération chirurgicale. Or, voici… cinq ou six mois j’ai opéré Moritz d’une toute bête appendicite. J’ajouterai que, sachant à quel point sa fille Lisa se tourmentait pour sa santé, il avait exigé que l’on garde le silence là-dessus ! Officiellement, il était parti chasser dans les Grisons… Seuls ceux qui l’ont soigné à la clinique et Grüber étaient dans la confidence…
— Donc, reprit le chef de la police, vous affirmez, monsieur le professeur, que ce corps n’est pas celui de M. Kledermann ?
— Oh, je suis formel !
— C’est insensé ! explosa Grindel. Je sais pourtant ce que j’ai vu ! D’ailleurs ma cousine Lisa a confirmé ! N’est-ce pas, monsieur Langlois ?
— Elle l’a fait… mais elle ne semblait pas dans son état normal !
— Comment pouvez-vous juger de l’état normal d’une fille qui vient d’apprendre la mort de son père ?
— Ça suffit ! intima Zehnder. Il n’y a pas à ergoter pendant des heures. J’affirme, moi, que ce cadavre n’est pas celui de Kledermann ! Je sais encore reconnaître mon ouvrage, que diable ! Et celui-là n’a jamais été opéré de quoi que ce soit ! C’est pourtant clair !
Devenu tout rouge, il ressemblait à un coq en colère monté sur ses ergots. Le Wachtmeister se hâta de le rassurer :
— Personne n’y songerait… à moins d’avoir une bonne raison pour cela ! Monsieur Grindel, je vous emmène jusqu’à mon bureau. Le commissaire principal Langlois et moi-même avons quelques questions à vous poser ! Quant à vous, messieurs, continua-t-il à l’adresse des employés, vous pouvez tout remettre en place !
Grindel alors osa ricaner :
— Puisque ce n’est pas mon oncle, vous n’allez pas laisser un inconnu à sa place ?
— Provisoirement, si ! Lorsque nous aurons retrouvé le vrai Kledermann nous verrons à le transporter dans une autre sépulture. Vous voudrez bien, monsieur Morosini, en informer votre épouse ?
Aldo allait accepter, naturellement, mais le professeur posa une main – dégantée ! – sur son bras :
— J’aimerais lui parler moi-même. Y voyez-vous un inconvénient ?
— Aucun, au contraire ! Vous réussirez peut-être à la convaincre… Moi, il suffit que j’émette une opinion pour qu’elle prenne aussitôt le contre-pied !…
Un nouveau ricanement salua cet aveu spontané de faiblesse qu’Aldo se reprocha aussitôt mais le professeur Zehnder se chargea de la réplique :
— Vous, mon garçon, vous devriez consulter ! Si vous commencez à avoir des visions, vous finirez par voir un peu partout des nains bleus et des éléphants roses !
On retrouva l’air libre avec satisfaction. L’atmosphère confinée, les odeurs de désinfectant émanant du cercueil, celle de la cire chaude et du tabac refroidi régnant dans la crypte en rendaient le séjour plutôt pénible. On se sépara sans attendre. Langlois regagnerait Paris après l’interrogatoire de Grindel.
— Vous pensez qu’on va l’arrêter ? demanda Aldo.
— Un faux témoignage ce n’est pas assez, même en y ajoutant ce que nous savons de ses contacts avec Gandia. Je sais que moi je le mettrais au frais pour quelques jours afin d’essayer de l’amener à craquer mais j’avoue ne pas connaître les moyens de persuasion des Suisses. N’importe comment, s’il est autorisé à rentrer chez lui, il sera mis sous surveillance…
— À ce moment-là, il ne bougera plus ni pied ni patte !
— Cela m’étonnerait que Würmli ait besoin qu’on lui apprenne son métier. Il y a surveillance et surveillance : l’une tellement évidente qu’elle donnera une irrésistible envie de filer et l’autre quasi indétectable… Enfin nous verrons ! Qu’allez-vous faire maintenant ?
— Essayer de convaincre ma femme, avec l’aide du professeur Zehnder, de repartir pour Vienne avec sa grand-mère, et…
— Nous mettre à la recherche de la collection Kledermann et, si possible, de son propriétaire, compléta Adalbert. En faisant tout ce qu’on pourra pour ne pas marcher dans vos plates-bandes !
— Comme je n’ai aucune possibilité de vous en empêcher, je me borne à vous souhaiter « Bonne chasse ! », fit Langlois mi-figue mi-raisin. Et saluez pour moi Mme la marquise de Sommières et son petit Sherlock Holmes privé ! Celle-là, vous avez une drôle de chance de l’avoir ! conclut-il en s’éloignant avec un salut de la main…
— De qui parle-t-il ? demanda Zehnder qui n’avait pas perdu une miette de la conversation… Si toutefois je ne suis pas indiscret ?
— Pas du tout ! répondit Aldo. C’est en vérité un phénomène : Marie-Angéline du Plan-Crépin, qui est à la fois ma cousine et celle de la marquise de Sommières, ma grand-tante, auprès de qui elle exerce les fonctions aussi diverses que multiples de lectrice, demoiselle de compagnie, âme damnée – encore qu’elle soit d’une piété à toute épreuve ! –, agent de renseignements, l’ensemble servi par une mémoire photographique, la connaissance de six ou sept langues, sans oublier quelques talents annexes allant de l’escalade des toitures à une culture incroyable et à l’art d’exécuter en trois coups de crayon un portrait frappant !
— Impressionnant ! J’aimerais bien la connaître !
— On vous la présentera demain à midi si vous voulez nous faire le très grand plaisir de déjeuner avec nous au Baur ?
— Ma foi, j’en serais enchanté !
Quand on rejoignit la voiture, Aldo prit le volant tandis que les deux autres s’installaient à l’arrière. Sachant qu’à la Résidence la comtesse Valérie ne pourrait dormir avant de connaître le résultat de l’exhumation, on avait décidé de s’en remettre à Oscar Zehnder dont, fût-elle droguée jusqu’aux oreilles, Lisa ne mettrait jamais la parole en doute. Cela impliquait de le mettre au courant de l’état actuel de la situation, de ce qui l’avait déclenchée et, pour Aldo, d’une confession totale. À laquelle il consacra le trajet.
Ladite confession s’achevait juste quand Adalbert stoppa la voiture devant les marches du perron où les deux policiers étaient à leur poste.
Oscar Zehnder qui avait écouté sans le moindre commentaire et les yeux clos – au point qu’un moment Aldo s’était demandé s’il ne dormait pas – s’extirpa des coussins et sourit :
— Pas de quoi fouetter un chat ! Une histoire comme celle-là survenant dans un ménage du petit peuple se réglerait par quelques saines paires de claques, une grosse engueulade et quelques nuits passées dos à dos à remâcher ses griefs, elle se transforme dans les sphères éclairées de notre société en une parodie de tragédie grecque où chacune des parties s’efforce d’atteindre au sublime !
— Vous êtes sévère, monsieur le professeur. Il arrive aussi que l’on s’entretue chez l’ambassadeur comme chez le balayeur !
— Nettement moins chez les gens du peuple parce que l’on n’a pas les moyens de s’offrir un avocat et qu’on a les soucis de la vie quotidienne ! Ou alors on règle la question en se faisant sauter soi-même… Peut-être pour que l’infidèle n’aille pas, dans l’au-delà, batifoler avec le premier chérubin venu ! Une petite question, si vous le permettez, avant que je n’aille me mêler de ce qui ne me regarde pas. Êtes-vous sûr d’aimer toujours votre femme ?
— Oui. Sans hésitation !
— Et cette si séduisante Pauline ?
— … Un très joli souvenir qui en restera un… mais je vous ferai remarquer que cela fait deux questions !
— Et moi j’aurais préféré qu’il n’y ait pas eu dans votre voix ce léger chevrotement ! Quoi qu’il en soit, allons faire de notre mieux pour recoller les pots cassés !…
Dans le hall ils trouvèrent Grüber qui les débarrassa de leurs manteaux en essayant de contenir sa curiosité et, sur le grand palier, Mme von Adlerstein qui ne dit rien mais dont l’être tout entier brûlait d’impatience.