— Alors autre question : comment Borgia a-t-il su qu’il était là pour lui répondre ? demanda Plan-Crépin.
— Coup de pot peut-être ? soupira Aldo. Il a dû essayer tous les endroits où il pensait le joindre ! Au fait, Angelina, avez-vous eu l’impression que la communication venait de loin ?
Elle ne répondit pas tout de suite, cherchant à mieux se souvenir. Sur le moment – sidérée de ce qu’elle entendait –, elle n’avait pas prêté attention à ce détail. Mais maintenant…
— Alors ? la pressa Adalbert sur la main duquel la marquise assena une pichenette péremptoire.
— Ne la bousculez pas ! C’est le meilleur moyen de lui embrouiller les idées !
— Elle, les idées embrouillées ? Ça m’étonnerait !
Cependant Plan-Crépin réfléchissait toujours et soudain :
— Non… je n’ai entendu aucun de ces bruits de l’inter. C’était vraiment net ! J’avais l’impression que Borgia était dans la pièce à côté !
— Donc il était à Paris lui aussi ! Tonnerre de Brest ! J’aimerais bien aller faire un tour dans cet appartement ! Un bureau en désordre enjolivé d’un tas de paperasses ! J’adore ! Et où pensez-vous qu’il aurait dissimulé les sacs ?
— Je n’ai pas eu la latitude de chercher, mais pas dans le coffre, je suis formelle. Les sacs sont trop volumineux pour y trouver place. Et maintenant Langlois va sûrement envoyer une équipe. Au fond, j’ai fait une bêtise de me précipiter chez lui comme je l’ai fait !
— Ne vous adressez surtout pas de reproches, la rassura Aldo. C’était la conduite à tenir puisque vous ne saviez pas que nous rentrions. Vous méritez même une couronne de lauriers pour l’audace dont vous avez fait preuve car vous avez risqué gros et vous avez obtenu un sacré résultat !
— Et à présent qu’est-ce qu’on fait ? s’enquit Adalbert en poursuivant dans son assiette une framboise échappée de sa tarte.
— Laissez-moi réfléchir un instant ! Au point où nous en sommes, la priorité est de retrouver Kledermann avant qu’il ne passe de vie à trépas pour de bon cette fois…
— En espérant que ce qu’il subit depuis son enlèvement ne l’a pas trop éprouvé, fit Mme de Sommières. Sa santé n’était pas des meilleures et ce n’était pas sans raisons que Lisa se tourmentait à son sujet. N’avait-on pas songé au cancer ?
— En effet, mais ce n’était – Dieu merci ! – qu’une fausse alerte due à une analyse de sang confondue avec une autre ! Il n’empêche qu’il ne s’était jamais remis de la mort brutale de sa femme. Cela explique pourquoi il avait interdit que nous ayons le moindre écho de sa crise d’appendicite !
— À ce propos, intervint Marie-Angéline, est-ce normal de se faire opérer par un maître de la chirurgie réparatrice ?
Mme de Sommières s’esclaffa :
— J’ai parfois remarqué, Plan-Crépin, qu’après vos éclairs de génie, il vous arrive de proférer des âneries ! Vous pouvez être certaine qu’il sait aussi bien charcuter des boyaux que reconstruire un visage, votre amoureux, qu’il est son meilleur ami et qu’avec lui le secret était absolu ! Et ne rougissez pas, sacrebleu ! À votre place, je serais plutôt fiérote !
— Et si on en revenait à ce pauvre Kledermann ? rappela Adalbert d’une voix plaintive qui remonta les sourcils d’Aldo jusqu’au milieu du front tandis qu’il se demandait si son « plus que frère » voyait d’un si bon œil le flirt du futur Nobel avec une fille qu’il s’était peut-être mis tout doucettement à considérer comme sa propriété, du moins comme son indéfectible admiratrice. N’avait-elle pas effectué le voyage d’Angleterre afin de l’arracher aux griffes de la Torelli ? Adalbert lui avait même confié qu’elle lui avait sauvé la vie…
Aussi eut-il pour son ami un sourire indulgent :
— Mais on ne l’a pas quitté, mon bon ! Pour en revenir aux choses sérieuses, si tu préfères, j’ai très envie de téléphoner à Langlois de surseoir à la perquisition chez Grindel !
— Et pourquoi ? demanda Plan-Crépin qui retrouvait lentement sa couleur habituelle.
— Pour essayer de savoir où il s’est caché afin de nous attacher à ses pas et en apprendre suffisamment pour être présents quand il se rendra à l’ultimatum de César ! Déjà tenu à l’œil – enfin si l’on peut dire ! – par la police suisse, relayée par la nôtre sans oublier Warren, il ne peut pas courir le risque de voir son oncle ressurgir au grand jour ! Mort il est pour tous – et même pompeusement enterré ! –, mort il doit rester, sinon adieu la collection. Il pensera sans doute qu’une moitié n’est pas trop cher payé pour la quiétude de ses jours à venir…
— N’oublies-tu pas qu’il guigne aussi ta collection ?
— Oh, je n’oublie rien, mais, dans l’état actuel des choses, elle est accessoire…
— Accessoire ? Avec ce genre de truand ?
— Je n’ai jamais dit que je ne prendrais pas de précautions et, par exemple, si Tante Amélie avait la gentillesse d’écrire à grand-mère pour l’avertir, tout sera mis en œuvre pour la protection des petits ! Conseillez-lui donc d’envoyer Joachim, son majordome viennois, à Rudolfskrone ! Il me déteste mais adore les enfants et il est tellement teigneux qu’il vaut une armée à lui tout seul !
— La lettre partira au courrier de demain matin ! Mais si nous ignorons où se terre Grindel, nous connaissons la position de repli de César. Pourquoi ne pas essayer de savoir ce qui se passe à Lugano ? Je crois me souvenir que Langlois y a envoyé une équipe surveiller les agissements de nos deux Don Quichotte. Si tu vas téléphoner, demande-lui s’il a des nouvelles ! Au point où nous en sommes !
Or, le grand chef n’avait pas de nouvelles, mais en outre il avait dû rapatrier les inspecteurs Sauvageol et Durtal. Non seulement ils mouraient d’ennui, mais comme ils comptaient parmi les meilleurs de ses hommes, il ne pouvait s’en priver plus longtemps.
— Bon ! conclut Aldo. Si on n’arrive pas à mettre la main sur Grindel, on ira faire un tour là-bas…
Troisième partie
Le bout du tunnel ?
9
Aldo et la concierge
Dire qu’il ne se passait rien à Lugano était excessif. Si la villa Malaspina se montrait décevante, de jour comme de nuit, chez sa voisine la vie quotidienne était devenue peu à peu invivable depuis l’arrivée de l’inspecteur Sauvageol que Boleslas avait pris en grippe dès son apparition. Et cela pour la plus simple des raisons : c’était un policier.
Or, depuis son amère expérience sous la férule de la Guépéou, la police politique soviétique, le réfugié polonais mettait dans le même panier tout ce qui, de près ou de loin, pouvait y ressembler. D’autant que l’état de misère où il était réduit quand Hubert de Combeau-Roquelaure l’avait positivement ramassé devant le Collège de France un soir d’hiver ne lui avait pas donné beaucoup de raisons d’établir des comparaisons flatteuses avec les sergents de ville français. Ceux-là ne le molestaient pas mais le priaient de « circuler » en faisant des moulinets avec leur bâton blanc. Circuler ! Pour aller où par saint Casimir ? L’un d’eux moins rogue que ses collègues lui avait indiqué un asile de nuit où il avait eu droit à une soupe chaude et à un coin de matelas mais c’était bien loin des rêves qu’il nourrissait sur le pays des droits de l’homme où son maître Chopin avait soulevé l’enthousiasme des foules tandis que de wagons à bestiaux à un autre transporteur de marchandises il traversait l’Allemagne où régnait un demi-fou nommé Hitler sans se faire repérer par la déjà tristement célèbre Gestapo…
Après tant de douloureuses expériences, son entrée dans l’univers de « Monsieur le Professeur » lui avait procuré l’impression merveilleuse de franchir le seuil d’une espèce de paradis sur lequel régnait un ange grognon et rondouillard armé d’une cuillère à pot en guise d’épée flamboyante ! Le bonheur ! Enfin !…