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Lugano, son doux climat, son lac bleu, ses jardins fleuris, sa population accueillante et son air si pur où traînait toujours l’écho d’une chanson l’avait transporté. De même son goût du théâtre s’était égayé à l’idée de jouer un second rôle dans la comédie montée par son maître et cet aimable M. Wishbone qu’il avait adopté dès son apparition, mais tout l’édifice de son bonheur s’était fissuré quand il avait ouvert la porte à ce jeune inconnu vêtu d’un trench-coat et coiffé d’une casquette, une valise à la main, qui s’était annoncé :

— Inspecteur Gilbert Sauvageol, de la police judiciaire ! C’est le commissaire principal Langlois qui m’envoie !… Et je suis attendu !

Trop choqué par cette apparition pour trouver quelque chose à répondre, Boleslas s’était borné à introduire l’intrus et le conduire jusqu’au petit salon où Wishbone était en train de faire les comptes. Le nouveau venu avait été accueilli d’autant plus chaleureusement que l’on avait dû renvoyer la femme de ménage que l’on avait surprise l’œil collé à la serrure de la porte de la pseudo-Mrs. Albina Santini qui ne sortait jamais de sa chambre quand celle-ci était là. Sauvageol étant prévenu qu’il devait jouer les valets de bonne maison et éventuellement les cuisiniers, l’accord s’était conclu d’autant plus vite que le Texan, toujours fidèle à lui-même, lui avait fait entendre que policier ou pas, il entendait rétribuer ses services à leur juste valeur. Après quoi Boleslas avait été prié de montrer sa chambre au voyageur. C’est là que les choses avaient commencé à se gâter…

L’envahisseur nanti d’un logis, Boleslas s’était précipité chez le professeur :

— L’homme de la police, il doit coucher ici ?

— Naturellement ! Qu’est-ce que tu croyais ?

— Je ne sais pas, moi ! Qu’il dormirait à l’auberge ou dans la cabane du jardin… Il est venu pour surveiller, non ?

— Pour enquêter ! Nuance ! Il est notre lien avec la police judiciaire !

— Et il va falloir le nourrir ?

Occupé à parfaire son grimage pour ses quelques heures de représentations quotidiennes, Combeau-Roquelaure se retourna sur sa chaise pour considérer le Polonais avec stupeur :

— Mais enfin, Boleslas, qu’est-ce qui te prend ? On ne t’a jamais caché qu’il allait venir. Alors ça rime à quoi ton histoire ? Si tu ne peux pas te faire à l’idée de passer un certain temps avec ce garçon, je vais devoir te renvoyer à Chinon. Je te rappelle en plus qu’il te donnera un coup de main aux fourneaux, ce qui ne sera pas un luxe.

Boleslas exhala un soupir :

— J’essaierai de ne pas le voir, voilà tout !

— Tâche d’être au moins poli ! L’affaire dans laquelle nous sommes engagés ne peut te permettre des états d’âme ! Compris ?

— Je ferai de mon mieux ! assura-t-il la main sur le cœur et les yeux au ciel, affichant la mine pathétique du chrétien attendant dans l’arène de servir de casse-croûte aux fauves.

On s’en tint là et les jours qui suivirent furent relativement paisibles. Boleslas faisait son service avec naturel – du moins il le pensait ! – en s’efforçant de se persuader que son ennemi était devenu transparent, ce qui lui donnait l’air aussi peu naturel que possible. Ce qui n’échappa pas à Sauvageol qui s’en ouvrit au « jardinier » :

— On dirait que ma tête ne lui revient pas ?

— Ce n’est pas la tête, lui répondit Wishbone, c’est la corporation ! Vous êtes policier.

— Et il ne les aime pas ? C’est un ancien repris de justice ?

— Non, un ancien musicien mais il faut comprendre ! Il est polonais et jusqu’à son arrivée en France il a vécu dans la crainte des flics des Soviets puis de ceux de Hitler.

— … et quand il est arrivé chez nous, les préposés à notre circulation, s’ils ne l’ont pas malmené, ne lui ont pas montré plus de considération ! reprit le professeur qui avait entendu.

— Je fais quoi, moi, dans ces conditions ?

— Votre travail comme s’il n’était pas là. Il faudra juste vous forcer un peu quand vous irez au marché tous les deux !

— Il serait peut-être plus simple que j’y aille à sa place ! Quelques fois ? proposa le Texan. Je suis jardinier après tout ! Ensuite vous irez tout seul !

Ce fut, en effet, la solution. Né dans le midi de la France et parlant parfaitement l’italien, aimable et facilement bavard, Sauvageol remporta même un vif succès. Il plaisait aux femmes sans être antipathique aux hommes avec lesquels il buvait volontiers un verre. Et, bientôt, on lui confia qu’on le préférait de beaucoup à ce « bizarre Polonais qui avait toujours l’air de porter Dieu en terre » et ne cessait de fredonner de la musique triste.

À son contact, les langues se délièrent plus facilement au sujet des maîtres de la villa Malaspina. Il apprit ainsi qu’au temps du « vieux seigneur » – probablement ce « Luigi Catannei » qui avait trouvé la mort sous les décombres du château de la Croix-Haute –, on y donnait de belles fêtes mais qu’il était parti un jour pour l’Amérique et n’en était jamais revenu. En revanche, son fils César avait reparu plusieurs années auparavant et remis la villa en état mais le ton changeait quand on l’évoquait et il n’était pas difficile de comprendre qu’on ne l’aimait guère et qu’il inspirait même une certaine crainte à cause des gens qui l’entouraient quand il était là.

Il y avait aussi une fille, Lucrezia, qui devait avoir seize ou dix-sept ans quand elle avait accompagné son père outre-Atlantique. On la disait très belle mais on ne la voyait jamais parce que les hommes de la famille la tenaient cachée afin d’éviter qu’une meute d’amoureux ne l’assiège…

— Ce qui est bizarre, expliqua le policier, c’est que ces gens n’ont pas l’air d’être au courant de sa carrière de cantatrice et ne font pas la relation avec la Torelli… En revanche, ils supposent que c’est elle qui est revenue voici quelques mois et qu’elle est malade, parce qu’on a vu une ambulance arriver un soir à la villa. Et le monde ne manque pas pour s’occuper d’elle mais les serviteurs qui assurent le ravitaillement sont à peu près aussi gais que des portes de prison, ce qui n’encourage pas à fraterniser avec eux ! Moins encore à poser des questions ! Ce qui correspond assez avec ce que nous avons observé vous et moi !

En effet, les trois premières nuits de son séjour, Sauvageol les avait vécues dans la tour. La majeure partie en compagnie de Wishbone qui ne parvenait pas à oublier la voix brisée qu’il avait entendue. Mais ils auraient pu aussi bien rester au fond de leurs lits : rien ne se passa d’extraordinaire et le rituel de la villa semblait immuable : quand venait le soir, quelques fenêtres du rez-de-chaussée s’éclairaient, restant le plus souvent ouvertes, puis vers onze heures on refermait, tout s’éteignait alors qu’à l’étage la lumière restait allumée. Quant au jardin, un homme en faisait le tour tenant en laisse deux impressionnants chiens noirs – des dobermans – en fumant une ou deux cigarettes puis rentrait après avoir rendu la liberté aux chiens.

— Je voudrais bien aller voir d’un peu plus près ce qui se passe dans cette maison, expliqua Wishbone à Sauvageol, mais j’avoue que ces deux bêtes me font peur. Pourtant j’aime les chiens ! Évidemment, j’avais pensé emporter des steaks mais…

— … mais c’est une expérience qu’il vaut mieux ne pas tenter. Ça pourrait peut-être leur donner la tentation de déguster et de reconnaître que vous êtes aussi succulent !

Dans la journée la villa menait une vie normale sauf qu’à part les domestiques on n’en voyait jamais sortir personne. Seul le piano se faisait entendre, jouant toujours du classique. Non sans talent d’ailleurs. C’est ainsi que l’on trouva un soir Boleslas en train de sangloter en assaisonnant une salade de brocolis aux échos de la  Polonaise révolutionnaire de son dieu Frédéric Chopin.

Cet état de choses horripilait de plus en plus Sauvageol qui avait l’impression de perdre son temps. D’autant que, mine de rien, et faisant comme s’il se parlait à lui-même, Boleslas ne lui ménageait pas les petites phrases traitant des gens inutiles ou de l’art de mener une vie oisive en ayant l’air de se montrer indispensable.

Cela ne tombait pas dans l’oreille d’un sourd même si le jeune inspecteur faisait semblant de ne pas entendre, mais il n’aurait jamais eu l’idée de s’en plaindre à l’un de ses pseudo-patrons. En revanche, il s’en ouvrit à son collègue Durtal qu’il appelait régulièrement à son hôtel depuis une cabine publique.