Celui-là s’ennuyait franchement. Il avait recueilli, de son côté, quelques bruits de la rue au sujet de la villa Malaspina qui ne leur en apprit pas davantage que ceux récoltés par Sauvageol : on y soignait une malade, fort riche si l’on en jugeait le nombre des serviteurs, et que l’on pensait être la fille du vieux seigneur, mais rien de plus. Durtal songeait d’ailleurs à demander son rappel estimant que la police française n’était pas assez riche pour offrir à deux de ses membres les plus actifs des vacances sur les rives d’un beau lac plus italien que suisse.
En vertu de l’axiome affirmant que les grands esprits se rencontrent, ce fut à ce moment-là que Langlois décida de rapatrier ses hommes et le signifia à Durtal en précisant que l’ordre était valable aussi pour Sauvageol.
Celui-ci en fut soulagé et agacé à la fois. Il détestait jusqu’à l’idée d’une défaite et c’en était une pour lui que lever le camp sans avoir réussi à faire toute la clarté sur son objectif. À moins qu’elle n’ait été vendue sous le manteau, il savait que la maudite baraque appartenait à un criminel plus ou moins abrité par la largeur d’esprit des lois helvétiques. Mais rien n’indiquait sa présence. En revanche, il y avait une « malade » âgée sans doute, ce qui devait être vrai étant donné les plaintes que l’on avait entendues à une ou deux reprises dans la nuit, ce qui ne correspondait en aucune façon à la Torelli. Alors qui pouvait-elle être ? Surtout pour qu’elle soit aussi sévèrement gardée !
Le jour où il apprit qu’il rentrait à Paris, il décida de tenter une expédition. Et de la tenter seul ! Non qu’il eût quoi que ce fût à reprocher à M. Wishbone, bien au contraire, mais il ne le connaissait pas suffisamment pour pouvoir répondre de ses réactions. Aussi choisit-il l’heure du dîner qui devait être à peu près la même dans les deux villas et, laissant un Boleslas aux anges le servir, il prétexta son départ matinal et ses valises à boucler pour gagner sa chambre.
Il en ressortit presque aussitôt, descendit dans le jardin et rejoignit le mur séparant celui-ci de la propriété voisine. Il voulait juste jeter un coup d’œil sur le rez-de-chaussée éclairé, sachant qu’il allait prendre des risques, même si les molosses n’étaient pas encore lâchés puisque les lumières intérieures ne laissaient guère d’ombre sur la terrasse où les fenêtres ouvraient. S’il était repéré, il devrait compter sur la rapidité de ses jambes pour se mettre à couvert.
Le mur ne lui posa pas de problèmes. Il était peu élevé, à peine deux mètres, et lui-même, jeune et souple de nature, prenait soin d’entretenir sa forme physique en pratiquant les sports de combat et, le dimanche, quand il n’était pas de service, il rejoignait un club de varappe en forêt de Fontainebleau dans les rochers de Franchard. Arrivé en haut du mur, il s’accrocha au sommet et se laissa tomber sur ses jambes pliées. Il atterrit entre deux buissons de lauriers-roses où il resta aux aguets, se contentant d’observer.
La distance le séparant de la villa qu’en France on aurait sans hésiter décorée du nom de château n’était pas énorme et, en outre, les jardins en terrasse plantés d’arbustes divers permettaient d’accéder sans difficulté aux larges marches bordées de balustres qui menaient à la demeure. C’est là que l’approche se compliquait, la lumière dispensée par les hautes portes-fenêtres ouvertes s’étalant jusqu’à l’escalier. Dont le policier se garda prudemment d’approcher. Afin de rester à couvert le plus longtemps possible, il choisit d’escalader la terrasse à l’angle de la villa, où rien n’était éclairé.
Arrivé à ce palier il s’accorda un instant de repos puis, en se faisant aussi petit que possible, il se glissa le long des premières fenêtres et il vit à l’intérieur deux magnifiques salons plongés dans la pénombre, l’éclairage leur venant de la salle centrale. Cela lui permit tout de même de noter la présence d’un piano de concert sur la laque noire duquel jouaient des reflets. Il était ouvert, une partition disposée sur le chevalet et une écharpe de mousseline blanche abandonnée sur le large tabouret… Enfin s’aplatissant de son mieux contre un volet, il put voir la pièce principale et dut se pincer pour se persuader qu’il ne rêvait pas : assise à une table chargée de vaisselle et de cristaux précieux, une femme était en train de dîner face au jardin nocturne et au lac animé par un mince rayon de lune. Deux laquais en livrée rouge et or se tenaient de chaque côté mais Sauvageol ne fit que les effleurer du regard, fasciné par la femme qu’il découvrait, à la fois superbe et hideuse.
Elle était vêtue à l’espagnole d’une longue robe à multiples volants, noire comme la mantille tombant d’un peigne d’écaille serti de diamants et comme les mitaines de dentelle recouvrant à demi ses mains. D’autres diamants encore à ses oreilles, à son cou, à ses poignets, à ses doigts pâles mais toute cette splendeur évoquant irrésistiblement une reine s’effaçait quand on contemplait le visage couronné d’une masse de cheveux gris cachant le haut front : le nez en était cassé et une cicatrice verticale tirait cruellement la bouche vers la tempe gauche, ce qui lui causait une certaine difficulté à mâcher. Quant aux yeux dont elle tenait baissées les lourdes paupières, il était impossible d’en distinguer la couleur…
Sans doute sur son ordre, les laquais ne la regardaient pas. Ils se tenaient un peu en retrait, face comme elle au jardin et obéissaient à un signe ou à une parole que l’observateur ne saisissait pas…
En dépit du danger qu’il courait, Sauvageol ne parvenait pas à en détacher son regard, cherchant quel âge pouvait avoir cette femme qui peut-être avait été belle. Une impression purement gratuite d’ailleurs.
Et il resta là à la contempler jusqu’à ce qu’elle eut achevé son repas. Il la vit boire un verre de champagne puis, s’étant essuyé les lèvres, elle sembla donner un ordre. Une infirmière apparut aussitôt, recouvrit son visage de la mantille, offrit à la fois une canne et son bras tandis que l’un des serviteurs écartait la lourde chaise à haut dossier armorié. À petits pas, elles gagnèrent le salon où était le piano dont un valet venait d’allumer les bougies rouges dans leurs chandeliers de cristal.
Enfin arraché à sa contemplation, Sauvageol se faufila vers la balustrade qu’il franchit d’un bond, se redressa en grimaçant parce qu’il s’était tordu le pied et plongea dans les ombres du jardin, aboutit au mur sur lequel il s’appuya un instant afin de reprendre son souffle et d’apaiser les battements rapides de son cœur… Un vent d’est se levait et le ciel se chargeait de nuages annonçant la pluie. À la villa d’ailleurs on fermait les portes et les volets. L’homme aux chiens n’allait sans doute pas tarder à paraître.
Avec un peu plus de peine qu’à l’aller il refranchit le mur et regagna la villa Hadriana.
Debout au bas du perron, Wishbone fumait sa pipe.
— Bonne promenade ? demanda-t-il. On dirait que vous boitez ?
— Ça va passer. Je me suis mal reçu en sautant le mur ! Mais ça ira mieux demain, fit-il en s’asseyant sur les marches pour frictionner sa cheville.
— Pourquoi y être allé sans moi ?
— Trop risqué à cette heure et plus tard les chiens sont lâchés. Et autant vous renseigner tout de suite, ça n’en vaut pas la peine.
— Ah non ?
— Non. Un peu étrange pour notre époque, baroque si vous préférez, mais ce n’est certainement pas sa sœur que notre Borgia de pacotille a installée dans cette maison : peut-être sa mère, ou une tante ? N’importe comment c’est une femme déjà âgée, aux cheveux gris et qui se prend pour la reine d’Espagne.
Cornélius s’assit à côté de lui, vida sa pipe qui venait de s’éteindre, la tapa sur une contremarche avant de la bourrer de nouveau.
— Qu’est-ce qui vous le fait dire ?
Sauvageol décrivit alors la scène véritablement hors du temps qu’il lui avait été donné de contempler : les dentelles noires, la fortune en diamants, le haut peigne planté dans les cheveux argentés, les livrées des valets aux couleurs de l’Espagne.
— Il doit s’agir d’une vieille aristocrate, une princesse ? que l’on cache parce qu’elle est défigurée et un brin dérangée. À moins qu’elle n’ait choisi de vivre ici. Je crois sincèrement que je n’ai plus rien à faire chez vous, pas plus que Durtal, et si on ne nous avait pas rappelés, je l’aurais demandé. Mais ne vous vexez pas : j’ai apprécié mon séjour auprès de vous. C’était bien agréable mais j’aime aussi mon métier !