— En attendant, revenons à ce dont nous débattions ! coupa Mme de Sommières. Un, je m’ennuierai à périr toute seule dans mon palace et je vous rappelle que je ne serai d’aucun réconfort à ce pauvre Hubert qui devra continuer à se prendre les pieds dans des jupons ! Tu as le numéro de téléphone de la villa Hadriana, Aldo ?
— Bien sûr ! fit celui-ci en cherchant son calepin. Mais sincèrement, Tante Amélie, j’ai peur que vous ne preniez des risques…
— Tu veux dire à mon âge ? De deux choses l’une, mon garçon, ou bien Borgia a décidé de rentabiliser sa maison et elle est désormais aussi inoffensive que celle-ci ou bien Plan-Crépin a raison et la perdre de vue serait plus qu’un crime… une faute !
— J’y vais ! Si vous vous mettez à citer ce qu’a dit Fouché à propos de l’exécution du duc d’Enghien, je ne vois pas ce que l’on pourrait vous opposer comme arguments.
Deux heures plus tard il avait la réponse : non seulement les exilés de la villa Hadriana ne voyaient aucun inconvénient à cet arrivage inattendu, mais ils s’en déclarèrent enchantés !
La soirée qui suivit fut des plus actives. On rassembla tous les bijoux de Tante Amélie dans des sacs de daim – elle en possédait une quantité appréciable et de toutes sortes, y compris deux diadèmes ! – avant de les placer dans l’un des sacs préalablement pourvu d’une couche de coton hydrophile afin d’évaluer leur encombrement, après quoi on les pesa…
— Comme il n’est pas question de les emporter, il va falloir investir dans la pacotille, les haricots secs et les pois chiches, résuma Adalbert, et on s’en occupera demain. Et maintenant au travail, madame de Thèbes ! Allez quérir vos outils !
— Oh non ! Pas ce soir !
— Et pourquoi pas ? Il est reconnu que la nuit est propice aux manifestations des esprits !
— Ne mélangeons pas tout ! Entre tirer les cartes et faire tourner les guéridons, il y a un monde… et même plus : un univers ! J’ajoute que les cartes ne répondent pas forcément à l’appel qu’on leur adresse. Il y a des jours où je ne vois rien…
— Comment font, alors, celles qui commercialisent leur talent ? Elles reçoivent des dizaines de personnes à la suite !
— Certaines doivent pratiquer la transmission de pensée et c’est déjà pas mal ! D’autres font marcher leur imagination. Les vraies ne sont pas nombreuses et reçoivent peu. La meilleure, dont je tairai le nom, est même très capable de renvoyer une cliente – ou un client ! – en lui disant : « Désolée, mais je ne vois rien ! Revenez un autre jour ! »
Mme de Sommières se mit à rire :
— Et, bien entendu, c’est à la messe de six heures que vous apprenez les sciences occultes ? Je croyais que l’Église n’était pas d’accord ?
— L’Église ne peut pas être d’accord mais elle n’a jamais refusé les prophètes.
— Une seule question, Angelina, trancha Aldo qui observait la scène avec amusement. Après quoi on vous laissera tranquille parce que vous avez le droit d’être fatiguée et qu’il se fait tard…
— Vous êtes un saint homme, vous ! Posez votre question !
— Cette idée fixe que semble vous inspirer la villa Malaspina, c’est à vos supports divinatoires que vous la devez ?
— En partie, mais en partie seulement, car je suis loin d’être infaillible. Quelque chose me souffle que ce serait une folie de s’en désintéresser. Il s’y trouve un élément que je ne saurais définir mais qui n’est pas bon !
— Ça, on s’en doutait un peu ! bougonna Adalbert. Le seul fait qu’elle appartienne… ou ait appartenu à la clique Borgia, c’est tout un programme, et s’il est avéré qu’elle devienne une clinique, je plains les gens qui s’y feront soigner ! Même si le cadre est enchanteur, les déprimés et autres malades des nerfs en sortiront fous à lier ! En admettant qu’ils en sortent un jour ! Quant à vous, Marie-Angéline, je ne vous tiens pas quitte ! Va pour ce soir, mais demain vous y passez ! Que voulez-vous, ajouta-t-il en s’extirpant de son fauteuil, je ne suis peut-être pas un saint homme, moi, mais je vous avouerai qu’il y a des années que j’ai envie d’aller frapper à la porte d’une de ces bonnes femmes et que je me retiens pour ne pas être ridicule à mes propres yeux.
En l’entendant, Aldo fut pris d’une quinte de toux qui colora son visage en rouge brique au souvenir d’un certain soir, alors qu’Adalbert et lui couraient après les émeraudes de Montezuma, où il avait voulu vérifier les étonnantes prédictions – selon le barman du Ritz – d’un « voyant » qui tenait ses assises quai d’Anjou. Cet homme dont il reconnaissait qu’il possédait un regard envoûtant lui avait prédit la victoire dans une affaire qui lui occupait l’esprit – ce qui lui avait fait grand plaisir – mais avait omis de lui annoncer qu’en sortant de chez lui il allait se faire attaquer par des malfrats qui l’avaient assommé, traîné sous le pont Marie, dépouillé de tout ce qu’il avait sur lui, à l’exception de sa chemise, de son pantalon et de ses boutons de manchettes, lesquels avaient fait le bonheur d’un pochard dépourvu de numéraire. Il s’était hâté de les convertir en beaujolais au bistrot le plus proche. Ce qui avait d’ailleurs permis de retrouver Aldo… Alors, les prédictions !…
— De toute façon, je t’abandonne mon tour ! déclara-t-il en allant embrasser Tante Amélie. Je n’ai pas envie d’en savoir plus sur la suite des catastrophes qui ne cessent de me tomber dessus ! Et je vais essayer de dormir !
Le surlendemain, les deux femmes partaient pour Lugano et Aldo déménageait chez Adalbert après avoir pris soin d’avertir Langlois de son changement de domicile au cas où… Mais les écoutes téléphoniques n’avaient toujours rien donné et Sauvageol, relayé par un confrère, campait pratiquement nuit et jour au fond d’une voiture banalisée sans perdre de vue les grilles des Bruyères blanches. En se demandant si ça allait durer encore longtemps !…
L’arrivée de Mme de Sommières et de Plan-Crépin à la villa Hadriana fut aussi discrète qu’il se pouvait. Elle eut lieu au petit matin après un voyage en train avec changement à Bâle qui leur parut aussi interminable qu’épuisant et qui leur donna l’impression de gagner le paradis quand, en gare, elles retrouvèrent Wishbone venu les attendre avec la voiture à la fois confortable et passe-partout qu’il avait achetée aussitôt après son installation. À son propre nom évidemment.
Il était si heureux de les voir qu’il s’en fallut d’un cheveu qu’oubliant son statut de jardinier il leur saute au cou, arrêtant son élan juste à temps pour se plier en deux et leur souhaiter la bienvenue. Cela fait, il eut l’air de chercher quelque chose ou quelqu’un mais ne vit que les porteurs occupés à charger les bagages sur un chariot. Finalement il n’y tint plus et demanda si ces dames étaient seules.
— Bien sûr ! fit Marie-Angéline. Vous attendiez qui ?
— Je voulais dire : pas de servantes ?
— Des servantes ? En voilà une idée ! Pour quoi faire ?
— Mais… pour servir ! Quand des dames voyagent elles ont toujours…
— Vous voulez dire une femme de chambre ? fit Mme de Sommières. Parce qu’il n’y en a pas chez vous ?
— Non. On avait une femme de ménage mais on l’a jetée à la porte parce qu’elle y écoutait ! Et regardait par les serrures !
— De toute façon, le service n’est pas le même mais ne vous tourmentez pas ! Nous saurons nous débrouiller seules ! Quel pays magnifique ! admira-t-elle comme on sortait de la gare d’où l’on découvrait le lac…
Après un instant de contemplation, on gagna la voiture – fermée ! – où l’on s’installa. Wishbone reprit le volant et l’on démarra.
— Si je comprends bien, reprit la marquise qu’une intuition commençait à traverser, il n’y a pas de femmes à la villa Hadriana ?
— Eh non… C’est un peu triste mais maintenant, fit-il en retrouvant le sourire, nous allons avoir les plus merveilleuses !
Saisie d’une soudaine envie de rire elle échangea un coup d’œil avec Plan-Crépin :
— Qui est aux fourneaux ?
— Boleslas ! Le valet d’Hubert… et on ne peut pas dire que ce soit une ficelle bleue !