— En principe, conclut la marquise, vous devriez tomber sur le maître de céans. Sinon débrouillez-vous comme vous pourrez pour ne parler qu’à lui ! Avec ce qu’il subit depuis sa sortie de l’hôpital, Aldo nécessite encore des ménagements ! Et Adalbert saura parfaitement lui taper sur les doigts pour l’empêcher de prendre l’écouteur et lui faire ingurgiter une couleuvre à sa façon !
En attendant – et une fois le dîner expédié sans trop savoir ce que l’on mangeait – on opta pour un bridge… auquel les deux hommes apportèrent quelque attention, Mme de Sommières et Marie-Angéline jouant, pour leur part, en dépit du bon sens…
Les trois heures d’attente étant légèrement dépassées, Plan-Crépin voulut rappeler. Une voix anonyme lui apprit que suite à des perturbations atmosphériques, la ligne était en dérangement… Un incident plutôt fréquent dans les pays de montagnes.
Et ce fut seulement vers midi, le lendemain, que l’on réussit à obtenir la rue Jouffroy… et la voix courtoise de Théobald qui, très heureux d’entendre Mlle Marie-Angéline, lui apprit que « ces messieurs sont partis ce matin aux alentours de huit heures » après avoir tenté vainement d’appeler la villa Hadriana la veille au soir.
— Partis pour où ? Vous l’ont-ils dit ?
— Pour la Suisse, mademoiselle !
— C’est grand, la Suisse ! Sans préciser autrement ?
— Non. C’est tout ce que je devais dire à ces dames !… Et aussi qu’on les rappellerait une fois l’affaire réglée !
Il avait bien fallu s’en tenir là. Au point où l’on en était, il ne restait plus que le jeu des conjectures et, naturellement, ce fut Plan-Crépin qui l’inaugura :
— Je ne crois pas qu’ils soient en route pour venir nous rejoindre ! On nous aurait prévenues afin que tout soit prêt à les recevoir ! Mais en ce cas, où vont-ils ?… Ils ne retournent tout de même pas à Zurich ?
Et pourtant c’était bien là le rendez-vous !
En fait, les deux complices avaient eu du mal à s’entendre ainsi que l’inspecteur Sauvageol vint l’expliquer aux reclus de la rue Jouffroy en leur donnant le feu vert du départ :
— Lors de l’entretien que Mlle du Plan-Crépin a surpris – et qui n’était pas franchement chaleureux d’après la relation que j’ai pu lire –, Gandia-Catannei avait dit à Grindel qu’il le rappellerait pour lui indiquer leur prochaine rencontre. Or ce dernier quittait l’avenue de Messine pour n’y plus revenir en omettant – volontairement ou non ? – de donner le numéro de Nogent.
— Pourquoi pensez-vous qu’il l’ait fait volontairement ? demanda Morosini. Venant d’apprendre que l’autre avait gardé Kledermann en vie, il n’avait guère intérêt à couper les ponts ?
— Peut-être pour s’accorder le temps de réfléchir. De toute façon, il voulait appeler lui-même afin de prendre l’initiative du rendez-vous !
— Quoi qu’il en soit, il a décidé de téléphoner à Lugano d’où l’autre était absent. Ce qui n’a pas eu l’air de lui faire plaisir. Aussi a-t-il décidé de donner le numéro des Bruyères blanches… et comme par miracle, on s’est manifesté deux heures plus tard. Je vous prie de croire qu’alors la discussion a été houleuse ! Non sans logique, Grindel insistait pour se rendre chez Gandia, persuadé que Kledermann s’y trouvait et que le voyage lui donnerait le plaisir d’exécuter lui-même son cher oncle contre la moitié des joyaux…
— Pouah ! fit Adalbert. Le vilain bonhomme ! Il est décidément complet le cousin Gaspard ! La suite ?
— Gandia n’a rien voulu entendre. D’abord Kledermann n’était pas en sa possession. Ayant entrepris de gros travaux à la Malaspina dans le but d’en faire une maison de repos pour milliardaires névrosés, il aurait été trop dangereux, étant donné la présence de nombreux ouvriers, d’y garder un otage… et même deux ! Pardonnez-moi ce que vous allez entendre, monsieur Morosini ! Je ne voulais pas vous le dire mais le patron veut que vous soyez au courant de tout !
Aldo avait blêmi, tandis que sa gorge se serrait :
— Un otage ? Qui ?
— Votre fondé de pouvoir, M. Guy Buteau qui vient d’être enlevé de chez vous ! Souvenez-vous que Gandia s’est vanté…
— Vous ne m’apprenez rien, inspecteur ! Continuez !… Mais continuez vite ! Où ces deux misérables vont-ils se rencontrer ?
— À Zurich…
— À Zurich ? sursauta Adalbert. Et Grindel a accepté ça ? Il doit être devenu fou !
— De la façon dont l’autre l’a présenté, c’est défendable ! Il viendra en voiture avec Kledermann drogué et gardé par un de ses hommes. Grindel lui-même peut se faire accompagner par quelqu’un s’il le souhaite afin que le jeu soit égal.
— Et où, la rencontre ?
— Là on est confronté à une énigme. Il n’est pas complètement piqué, ce pseudo-Borgia ! Il a dit : « Derrière l’église, dans cet endroit si agréable où vous m’aviez emmené déjeuner pour sceller notre accord en m’assurant qu’on y mangeait les meilleures truites au bleu et surtout les meilleurs gâteaux au chocolat de la terre ! Mmm !… Quand j’y pense je sens encore l’odeur. L’église étant au milieu d’une prairie… ! » Fin de citation ! Ça vous dit quelque chose ?
— Non ! fit Aldo. Des bonnes auberges, il y en a pléthore autour du lac et leurs pâtisseries sont de qualité équivalente.
— Bon ! soupira Sauvageol. Il n’y a pas cinquante solutions : il faut filer le train à Grindel ! Sur quelque six cents bornes, ça va pas être de la tarte !
— D’autant que c’est paraît-il un as du volant ! prévint Adalbert. Mais nous on ne se défend pas trop mal, même Morosini qui vit surtout sur l’eau ! Ne vous tourmentez pas, on sera derrière vous. Vous reprenez votre poste à Nogent à quelle heure ?
— Grindel a spécifié qu’il partirait de bonne heure pour faire la route dans la journée afin d’avoir le temps de se retourner. Le soleil se lève tôt en juin. J’y serai à quatre heures et demie… Ah ! J’allais oublier : le patron vous fait dire qu’on a envoyé aux frontières des photos du personnage avec ses coordonnées – voiture et tout ! – et la mention : « Transporte une partie des bijoux de la collection Kledermann ». Si les douaniers font bien leur boulot, je devrais le cueillir à Bâle ou aux environs ! Ce qui, évidemment, simplifierait les choses !
— Peut-être ! admit Aldo, mais tant que nous n’avons pas retrouvé mon beau-père, vivant si possible…
— Vous pensez que Gandia aurait menti ?
— C’est le prince du mensonge celui-là ! Aussi, je vous propose, inspecteur, de nous retrouver à l’hôtel Baur-au-Lac… où je vais retenir des chambres…
— Eh là ! Doucement ! Ça m’étonnerait que le patron soit d’accord pour que je fréquente les palaces ! Vous n’auriez pas la taille en dessous ?
— Justement ! Cela vous reposera… et vous serez notre invité. Que Grindel soit arrêté en route ne change rien. Il faut que nous soyons au rendez-vous ! À ce propos, j’ai peut-être une idée que j’aimerais avoir le temps de vérifier !
— Alors de toute façon, à demain soir ! conclut Adalbert avec son immuable bonne humeur. Et ne vous perdez pas en route !
Sauvageol reconduit à la porte, Adalbert revint dans la bibliothèque où il trouva son ami affalé dans un fauteuil, une cigarette d’une main et le verre qu’il venait de se resservir de l’autre.
— Qu’est-ce que c’est que cette idée que tu veux vérifier ?
— Les gâteaux au chocolat de César et l’odeur qu’il croyait encore sentir ! Ça ne te rappelle rien ? C’était il y a quelques années évidemment !… Mais il y a des moments que l’on n’oublie pas !
Toute jovialité éteinte, Adalbert pâlit et d’un geste automatique se prépara un cognac.
— La mort de Wong ! murmura-t-il d’une voix altérée.
Morosini réveillait en effet l’un des épisodes les plus tragiques de leur quête commune pour restituer ses pierres volées au pectoral du grand prêtre de Jérusalem. La dernière pièce manquant encore, la plus dangereuse sans doute parce qu’elle avait à son actif le plus de victimes : l’infernal rubis de Jeanne la Folle ! Dans un beau chalet ancien au bord du lac, ils avaient recueilli le dernier souffle du serviteur coréen de Simon Aronov torturé à mort. Les deux hommes savaient que ce souvenir-là ne s’effacerait jamais de leur mémoire parce qu’il préludait à la tragédie finale (10)…