— Elle s’appelait comment, cette bourgade ?
— Kilchberg !… Elle est indissociable de la chocolaterie Lindt et Sprüngli, peut-être la meilleure du monde. Dans la famille on l’apprécie tellement !
Avalant le contenu de son verre d’un trait, Adalbert s’ébroua comme un chien qui sort de l’eau et retrouva sa bonne humeur.
— Une thèse que ne nous laisserait pas soutenir certaine dame de notre connaissance !
— La reine du chocolat belge (11) ? Une reine dont tu aurais pu partager la couronne ? ironisa Aldo. Tu ne l’as pas revue ?
— L’occasion ne s’en est pas trouvée !… Si on revenait plutôt à la confiserie helvétique ? Tu n’as pas une autre indication que le parfum ?
— Si ! L’église au milieu d’une prairie ! C’est le cas de celle de Kilchberg !
— Si mes souvenirs sont exacts, c’est un peu la banlieue de Zurich ?
— Ne m’en demande pas trop ! Quatre ou cinq kilomètres…
— Vu ! Et comme nous aussi on démarre à l’aube, il est temps de se préparer ! Théobald ! Les valises !
On venait de les boucler quand le téléphone sonna. Adalbert alla répondre. Cette fois c’était Langlois :
— Sauvageol vient de me rendre compte ! J’aimerais mieux que vous le laissiez partir seul !
— Pourquoi ?
— Parce que si jeune qu’il soit il à une longue habitude de suivre sans se faire remarquer de son gibier. Ce qui ne serait peut-être pas le cas d’un départ en caravane ! De toute façon, il n’y a pas une foultitude de routes pour gagner Bâle rapidement. C’est par Troyes, Langres, Vesoul…
— … Et Belfort !… On sait, figurez-vous ! Je vous rappelle que ce n’est pas la première fois qu’on la fait, cette fichue route ! brama-t-il. Vous nous prenez vraiment pour des débutants ?… Mais à vos ordres, mon adjudant !
Et il raccrocha sans attendre la suite, rouge d’indignation.
— Si la peau de ton beau-père n’était pas en jeu, je les laisserais joyeusement tomber, lui et ses bons conseils ! Pas toi ?
— Non. Tu oublies celle de mon vieux et cher Guy Buteau. J’aime bien Kledermann mais lui… j’avais douze ans quand il est devenu mon précepteur et je lui dois la majeure partie de ce que je sais ! Alors quelle que soit l’issue de l’entrevue de Zurich, on foncera après sur Lugano… que ça te plaise ou non parce que je suis sûr qu’il est là-bas !
— Pardon ! murmura Adalbert qui ajouta aussitôt : On ne va pas contrarier Langlois mais je serais content d’assister au départ ! Pas toi ?
Pour toute réponse, Aldo lui assena une tape sur l’épaule…
À quatre heures et demie – alors qu’on n’en avait pas tout à fait dormi cinq ! – Adalbert arrêtait la voiture sous les arbres du bois de Vincennes en vue des Bruyères blanches mais à distance suffisante pour ne pas être remarqués. La lumière incertaine de l’aube et un léger brouillard les y aidaient mais par surcroît de précautions, ils mirent pied à terre pour s’abriter derrière un buisson en compagnie d’une paire de jumelles :
— Pour un petit matin de juin, fait plutôt frisquet, ronchonna Aldo en remontant le col de son imperméable tous temps. Quelle fichue idée aussi de vouloir assister au départ de l’ennemi ! S’il ne se décide qu’à neuf ou dix heures on risque de prendre racine !
— Ça m’étonnerait ! Il veut être à destination ce soir et n’attendra pas si longtemps. Il lui faut lui aussi tenir compte des aléas de la route en conducteur averti ! Quant à nous on est sur notre chemin puisqu’on a au moins traversé Paris. Alors ne râle pas ! Écoute plutôt les petits oiseaux qui se réveillent ! Nous n’avons pas si souvent l’occasion de les entendre chanter… Tiens ! Qu’est-ce que je disais : le voilà, ton Grindel !
En effet, la grille s’ouvrait avec un faible crissement et la voiture grise immatriculée en Suisse la franchit et stoppa. L’homme qui avait manœuvré le portail le referma et s’installa auprès du conducteur. Lanternes allumées à cause de la brume, l’automobile s’éloigna.
— Vu ! commenta Adalbert. Ce type doit être Mathias et je sais tout ce que je voulais savoir ! Gaspard emmène son petit frère et l’on va assister à leur numéro de duettistes dont tu as payé pour savoir ce qu’il vaut !
— On s’arrangera avec ! On y va ? fit-il en reprenant sa place.
— Un instant ! Je cherche Sauvageol !
Mais, à ce moment précis, le jeune inspecteur s’inscrivait dans le champ de vision des jumelles. Tous feux éteints, des lunettes sur le nez et une casquette enfoncée jusqu’aux sourcils, il conduisait une Renault de taille inférieure à celle d’Adalbert et qu’Aldo considéra avec compassion :
— Il aurait été mieux avisé de prendre le train ! Le Suisse va lui mettre une centaine de bornes dans les gencives !
— En voilà un langage ! Tu parles comme les chauffeurs de taxi maintenant ? Mais passons ! Pour ta gouverne, ton Altesse, sache qu’avec mes 25 CV je ne m’alignerai pas avec ce modèle réduit. J’ai lu quelque part que le constructeur avait équipé spécialement les voitures destinées à la police ! Pas beaucoup d’apparence mais du cœur au ventre ! Cela dit, démarre !
— Et on va se retrouver à la suite ! Ce dont Langlois ne voulait pas.
— Ce que tu peux être assommant quand tu n’as pas assez dormi ! Non, monsieur, on ne va pas prendre la suite ! Je vais même te dire mieux : on sera à Zurich avant tout le monde !
— Oh ?
— J’explique ! Nos pèlerins vont suivre les routes nationales jusqu’au bout. Nous, seulement jusqu’à Nogent-sur-Seine. Puis je vais t’emmener visiter la France profonde. J’entends par là le réseau des routes départementales, nettement moins encombrées que les voies à grande circulation quelquefois mieux entretenues et si tu y ajoutes que nous éviterons Troyes et Chaumont où ils vont perdre pas mal de temps parce que nous sommes vendredi et que c’est jour de marché, c’est gagné ! On évitera même celui de Langres parce qu’on ne rejoindra la N19 qu’au-delà ! À Vesoul on s’offrira le luxe de les regarder passer en cassant une petite croûte !
— Et l’essence ?
— J’en ai un bidon dans le coffre. D’ailleurs rares sont les villages où il n’y a pas un garagiste ou une pompe… et je te rappelle qu’eux aussi en auront besoin ! Tu as compris ?
— Je crois ! Tu parais si sûr de toi !
— Tu sais, fit Adalbert redevenu sérieux en démarrant, la France, moi, je la connais par cœur parce que j’ai pris la peine de la découvrir dans toute sa beauté ! Il n’existe pas une route, si minime soit-elle, que je n’ai parcourue et je pourrais presque ajouter les chemins creux ! Alors on ne risque pas de se perdre !
— Autrement dit : je ne pourrai pas te relayer ? soupira Aldo déçu et triste.
— Si, à partir de la frontière ! En attendant tu peux consulter la carte qui est dans la boîte à gants… et quand le moment idoine viendra, nous servir du café que Romuald a mis dans la Thermos !
On quitta le bois de Vincennes pour aller traverser la Marne dans la douceur dorée d’une aurore qui s’annonçait glorieuse. La météo avait prévu qu’il ferait beau et que la température serait idéale. Vitres baissées, un bras sur la portière, Adalbert conduisait tout en chantonnant… Moins détendu que lui, Aldo admirait sa décontraction. Apprendre que son vieux Guy était lui aussi aux mains de ces truands sans scrupules l’avait bouleversé en lui donnant des envies de meurtre. La guerre plus quatre années de quasi-misère avaient fragilisé cet homme charmant auquel toute la famille était attachée et en qui lui-même voyait un second père. Alors la pensée qu’on pût le maltraiter d’une façon ou d’une autre lui faisait voir rouge !
— Tu fumes trop ! reprocha Adalbert qui l’observait du coin de l’œil quand la route le lui permettait et en le voyant allumer une nouvelle cigarette après les quatre ou cinq précédentes. Si tu te démolis les poumons cela ne sera d’aucun secours pour Guy et ta main risque de trembler s’il faut en venir aux armes. De toute façon, il ne craint rien tant qu’on ne t’aura pas mis le marché en main. En revanche, je me demande depuis un moment ce qui se passerait si les douaniers arraisonnaient Grindel et son sac de joyaux ! Comment réagira Gandia s’il ne le voit pas venir ? Cette idée de la police te paraît-elle si bonne ?