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Tonino Benacquista

La commedia des ratés

À Cesare et Elena

Giovanni

Clara

Anna

Iolanda

et tutti quanti

Les Italiens ne voyagent pas.

Ils émigrent.

PAOLO CONTE

1

— Tu viens dimanche à manger ?

— Peux pas… J'ai du boulot.

— Même le dimanche… ? Porca miseria !

J'aime pas quand il s'énerve, le patriarche. Mais j'aime encore moins venir le dimanche. C'est le jour où la banlieue fait semblant de revivre, à la sortie de l'église et au P.M.U. Les deux étapes que j'essaie d'éviter, quitte à faire un détour, pour ne pas avoir à tendre une main gênée à des gens qui m'ont connu tout petit, et qui se demandent comment je m'en sors dans la vie, désormais. Les ritals sont curieux du devenir des autres.

— J'essaie de venir dimanche…

Le père hoche la tête pour signifier qu'après tout il s'en fout. Il doit partir en cure bientôt pour soigner sa jambe, pendant un bon mois, comme chaque été. Il aimerait bien que je passe avant son départ. Comme n'importe quel père.

La mère ne dit rien, comme d'habitude. Mais je sais qu'à peine aurai-je franchi le seuil de la baraque, elle ne pourra s'empêcher de me lancer, tout haut, dans la rue :

— Mets du chauffage si t'as froid, chez toi.

— Oui m'ma.

— Et va pas trop au restaurant, à Paris. Et si t'as du linge, tu l'emmènes la prochaine fois.

— Oui, m'ma.

— Et fais attention le soir dans le métro.

— Oui…

— Et puis…

Et puis je n'écoute plus, je suis hors de portée. Le chien des Pianeta m'aboie dessus. Je m'engage dans la petite côte qui mène au bus, et le bus au métro, et le métro chez moi.

À Paris.

En haut, au premier pavillon de la rue, j'entends un son aigre qui me rappelle des choses avec plus de force qu'une odeur qui vous saisit à l'improviste.

— Tu me passes à côté comme l'étranger, Antonio…

À l'odeur, je n'aurais pas pu le reconnaître, il sent désormais le délicat parfum d'un after-shave de grande classe. Ça fait drôle de le voir là, plus raide que le réverbère auquel il s'adosse, celui qu'on essayait de dégommer à coups de cailloux, le jeudi, après le catéchisme.

— Dario… ? j'ai demandé, comme si j'en espérais un autre.

Avec les années il a gardé sa belle gueule d'ange amoureux. Il a même embelli. J'ai l'impression qu'il s'est fait remettre les dents qui lui manquaient déjà à dix-huit ans.

— Ta mère elle m'a dit que tu viens manger des fois.

On ne se serre pas la main. Je ne sais plus si sa mère est morte ou non. De qui pourrais-je bien lui demander des nouvelles ? De lui, pourquoi pas. Alors, Dario ? Toujours aussi… aussi… rital ? Que lui demander d'autre…

De la bande de mômes que nous formions à l'époque, il était, lui, Dario Trengoni, le seul à avoir vu le jour là-bas, entre Rome et Naples. Ni les deux derniers frères Franchini, ni le fils Cuzzo ni même moi ne pouvions en dire autant. Mes parents m'ont conçu en italien, mais dans un autre Sud, celui de Paris. Et trente ans plus tard, ils n'ont toujours pas appris la langue. Dario Trengoni non plus d'ailleurs, mais lui, il l'a fait exprès. La commune de Vitry-sur-Seine avait bien cherché à l'intégrer, notre Dario : l'école, les allocs, la carte de séjour, la sécu, tout. Mais lui, c'est la France entière qu'il refusait d'intégrer. Il a préféré cultiver tout ce que je voulais fuir, il a réussi à faire de lui-même cette caricature de rital, ce vitellone d'exportation comme on ne peut même plus en trouver là-bas. Sa vieille déracinée de mère s'était beaucoup mieux acclimatée que lui à notre terre d'asile.

– À Paris tu vis ?

Je ne sais pas quoi répondre, je vis à Paris, ou à Paris, je vis. Les deux sont vrais.

Silence. Je fournis si peu d'effort que c'en est presque pénible. Il fait comme si nous vivions un bon moment, un bon moment de retrouvailles.

— Tu te rappelles Osvaldo ?

— Ouais… Il est… Il est marié ?

— Il faisait l'Américain, là-bas, à la Californie, tu sais… Et il est retourné ici, je l'ai vu, et il est plus pauvre que nous ! Il se construit la maison, ici… Il a toujours eu les idées petites…

La fuite me tarde déjà. Je ne peux pas partir comme ça, il est planté là depuis longtemps, c'est sûr. Cette rencontre de coin de trottoir n'est pas vraiment due au hasard. À l'époque il pouvait attendre des matinées entières que l'un de nous sorte pour acheter une baguette, et nous, on savait où le trouver si on s'emmerdait plus que d'habitude. Il servait de copain de rattrapage au cas où les autres étaient occupés ou punis. Osvaldo, par exemple, celui qui avait honte de s'appeler Osvaldo. Et ça lui fait plaisir, à Dario, qu'un ancien copain de quartier ne s'en sorte pas. Et ça m'énerve, moi, que les anciens copains de quartier s'épient les petits bouts de destin.

Dario, il fait froid, j'en ai marre d'être planté là, dans le vent, en proie à des souvenirs que j'ai tôt fait d'oublier, à portée de bus, le sixième, au moins, je les ai comptés. Tu vaux mieux qu'Osvaldo, toi ? Tu fais toujours autant marrer le quartier, avec ta chemise ouverte sur la croix et la cornette rouge ? Tu as trouvé de quoi te les offrir, les costards Cerruti et les pompes Gucci dont tu as toujours rêvé ? Tu t'agenouilles toujours avec autant de facilité quand une fille passe dans la rue ? Tu as toujours la chansonnette facile ? T'as toujours la foi en ton dieu Travolta ?

Dario Trengoni a laissé tomber ses rêves de crooner, moi j'ai laissé tomber le quartier, et on se retrouve là, près du réverbère où l'on gravait des cœurs aux initiales des voisines. Les Françaises. Sous la peinture noire apparaissait l'antirouille. Un rouge sale. Des cœurs rouge sale.

Il me sert une nouvelle anecdote, mais celle-là, je crois qu'il l'invente. Si Dario ne parle pas bien le français, on ne peut pas dire qu'il maîtrise mieux l'italien. À l'époque il s'exprimait dans une sorte de langage étrange que seuls les gosses du quartier pouvaient comprendre. Le corps de la phrase en patois romain, deux adjectifs d'argot de banlieue rouge, des apostrophes portugaises et des virgules arabes, piquées dans les cités, un zeste de verlan, et des mots à nous, inventés ou chopés à la télé et dans les bandes dessinées. À l'époque ça me donnait l'impression d'un code secret aux résonances cabalistiques. Et j'aimais cette possibilité de nous isoler en pleine cour de récré. Aujourd'hui il ne lui reste que le pur dialecte du pays, mâtiné d'un français de plus en plus dépouillé. Le dialecte, c'est le Ciociaro, celui de la grande banlieue romaine. Celui des films de De Sica. Moi j'ai tout oublié, je ne parle plus cette langue, je n'aime pas les langues qui étirent la romance.

Quand je pense que nos pères ont parcouru 1 500 kilomètres, de banlieue à banlieue…

– Ça m'a fait plaisir de te voir, Dario… Faut que je rentre…

— Ashpet' o ! Tu peux ashpetta un peu, pourquoi je dois te parler…

En italien pour dire pourquoi et parce que, on emploie le même mot. Si Dario utilise parfois la bonne grammaire, c'est toujours avec la mauvaise langue.

— Pourquoi toi, Anto', t'as fait gli studi, et moi j'ai pas fait gli studi, et toi t'es allé dans les grandes écoles, à Paris. T'es intelligento…

Mauvais pour moi, ça. Si Dario Trengoni tient à me dire que je suis intelligent, c'est qu'il me prend pour un con. Ce qu'il appelle « les grandes écoles » c'est deux années de fac poussives qui m'ont précipité sur le marché du travail, comme ça, en traître. Mais ma mère s'en était vantée dans le quartier.