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— Anto', tu dois me faire une belle lettre, bien propre.

— Pour qui ?

— Pour l'Italie.

— T'as encore quelqu'un, là-bas ?

— Un paio d'amici.

— Tu le parles mieux que moi, l'italien, moi j'ai oublié, et puis, ils parlent le patois tes amis, et va écrire le patois, tiens… Demande à mon père, il est capable, et ça l'occupera, il s'emmerde, le vieux, ça va l'amuser.

— Pas possible. J'ai le respect pour lo Cesare, il est tranquille, je veux pas lui donner à penser, et pis… J' t'attends depuis neuf jours que tu passes. Neuf jours. T'es l'unique à qui je peux demander. L'unico.

Irrésistible accent de vérité. Je n'apprécie pas beaucoup. Je veux bien être l'unique de quelqu'un mais pas d'un type dont je ne croise plus la route. S'il a attendu neuf jours, ça peut vouloir dire que je suis cet être rare. Ça peut vouloir dire aussi qu'il n'y a pas l'ombre d'une urgence.

— Elle doit dire quoi, cette lettre ?

— Le bloc et l'enveloppe je les ai, on va acheter le timbre au tabac, si tu veux je te paye l'heure.

— Elle doit dire quoi, cette lettre ?

— In mezzo alla strada ?

Au milieu de la rue ? Oui, après tout, c'est vrai qu'on est au milieu de la rue, la rue qui mène au bus, mais qui passe devant le tabac, et je ne rentrerai plus jamais dans ce tabac toute ma vie durant. Je sais que Dario y va encore.

— Où on va ? je demande.

— Pas chez moi, pas al tabaccho, trop de gens. Je prends le bus avec toi, à Paris.

— Non.

— No ?

— Je reviens dimanche.

— Trop tard. La lettre, on la fait juste maintenant, ta mère elle dit que des fois elle fait les tagliatelles et tu viens même pas. Alors moi je sais, on va à casa ‘l diavolo.

Longtemps que je n'avais pas entendu ça. À la maison du diable. C'est l'expression qu'employaient nos mères pour dire, tout simplement : au diable, au bout du monde… Mais les Italiens mettent des maisons partout, même en enfer. Un vrai terrain vague, comme on n'en trouve qu'ici, une aire en friche et boueuse derrière l'usine de bateaux. Un bon petit carré de jungle qui servait et sert encore de cimetière pour coques de hors-bord. Le bonheur de Tarzan et du Capitaine Flint. Deux cerisiers. Un lilas. Une odeur de résine qui persiste autour des épaves.

— Je vais me salir, dis-je, en passant sous le grillage.

Dario n'entend pas, il veille à ce que personne ne nous voie entrer, mais pas comme avant, il n'a plus cette tête d'espion trop vite repéré.

Je n'arrive pas à voir si tout a changé. Les terrains vagues ne sont sûrement plus ce qu'ils étaient. Dario grimpe dans la coque d'un huit-mètres, et je le suis.

— Ici, on peut s'appuyer.

Il sort un bloc de papier et un stylo à bille bleu.

Dario ne pense pas à la quantité de résine qu'il a fallu pour lui donner une forme, à ce moule de huit mètres. Il a oublié que son père est mort d'avoir inhalé quinze ans d'effluves de cette merde qui bouffe les poumons. Mon père avait refusé d'emblée, il préférait les emballer dans des sacs de paille, les bateaux. Peut-être que ça lui rappelait les moissons. Maintenant les syndicats ont imposé les masques à gaz. À l'époque on faisait boire du lait aux ouvriers à raison d'un berlingot par jour. Il en a bu des piscines entières, le père Trengoni, pour lutter contre les vapeurs toxiques.

J'avais oublié ça.

Dario s'installe dans le recoin où nous imaginions la barre et la radio. Et moi vers le côté le moins attaqué par la mousse. Bâbord.

— C'est long ce que tu dois dire ?

— Un peu quand même… T'es bien installé ? Tu mets en haut à gauche… Non… Un peu plus haut… Tu mets trop de vide, un peu moins… Voilà… Tu fais une belle boucle… Chère Madame Raphaëlle, en haut, avec un beau R.

— En français ?

— Oui.

— Et tu m'as dit que c'était pour des amis de là-bas.

— Bah, c'est pour une femme, une femme qu'est une amie, dit-il, l'air gêné comme un môme, un vrai.

Je renonce, pour l'instant, à comprendre. Pourquoi chercher, d'ailleurs. Comment refuser une lettre d'amour à un analphabète ? Mon père ne lui aurait effectivement été d'aucun secours. Si c'est vraiment une lettre d'amour, neuf jours, c'est sûrement trop long. Il est même fort possible que je sois le seul, l'unique individu autour de Dario qui sache à peu près où mettre des points de suspension dans une lettre d'amour à une Française.

— Là, il faut lui dire que je dis pas toujours la bugìa… la bugìa… ?

— Le mensonge.

— C'est ça… Dis-lui que des fois j'ai dit le vrai, spécialement à la fin. Au début, on s'est pas rencontrés par fortune, je savais bien qu'elle venait dans le club des fois toute seule. Allez, marque…

Tu ne te rends pas compte de ce que tu me demandes, Dario. Écrire sans comprendre, sans que tu ne me racontes l'histoire, ni son début ni sa fin.

— Allez, marque… mais écris bien, avec un peu de… un poco di cuore, andiamo, va…

Je commence à griffonner, l'encre bleue vient tout juste d'humecter la pointe du stylo.

— « Chère Madame Raphaëlle, je n'ai pas toujours été un menteur. Notre première rencontre n'était pas due au hasard. » Ça te va ?

Il scrute le plus petit délié comme s'il avait peur de la trahison. Traduttore Traditore.

— Bene, bene, andiamo, c'est pas la peine pour le club. Mets que je lui dis merci pour le billet et l'argent pour l'Amérique, et pour tout le reste.

— T'es allé aux États-Unis, toi ?

Il baisse les yeux vers un pneu de remorque.

— Une fois, c'est tout.

— T'y as travaillé ?

— Marque !

Je reprends, presque mot à mot, le corps de sa phrase sans oublier ses zones floues, mais ma version semble le satisfaire.

— Après tu marques que je vais rembourser le plus que je peux, si j'ai quand même le temps.

— Tu veux dire, si tu « trouves » le temps, ou si on t'en « laisse » le temps ?

— C'est pas pareil ?

— Ben non.

— Alors mets que je fais le plus vite possible, mais peut-être que les autres vont aller plus vite que moi, marque… Elle comprendra a menta sua, dans sa tête à elle…

Quelques ratures.

— T'en fais pas, je recopie après…

Il sent que je peine. Je commence de mieux en mieux à réaliser que j'étais bien l'unique.

— Dis-lui que c'est pas fini. Il faut croire aux miracoli et que il miracolo… si svolgera…

Le miracle se produira

Lyrisme de chansonnette. Ridicule. Il a pêché ça dans une chanson de Gianni Morandi, ou un truc comme ça, je me souviens même de l'air.

— C'est presque fini, Anto'. Maintenant tu mets le plus important. Fais-lui comprendre que la mia strada è lunga, proprio lunga… Et qu'elle et moi on se retrouvera a qualche parte della strada.

Là, j'ai réfléchi une seconde. Et j'ai recapuchonné le stylo. Ma rue est longue et on s'y retrouvera bien quelque part… Je refuse d'écrire un truc pareil. Il y a des limites. J'ai bien peur qu'il ait mis la main sur une métaphore à faire perler un stylo à bille. Mais cette fois dans une mélopée à la Celentano.

— Qu'est-ce que tu veux dire, au juste ? Que la « route » est longue… comme si tu voulais dire, je sais pas… le chemin de la vie, ou un truc comme ça… ?

Il me dévisage.

— Ma sei pazzo… ? T'es fou, Antonio ! Moi je te parle de la rue, la nôtre, la rue où t'es né, celle-là derrière, là où ils habitent tes parents et ma mère, la rue Anselme-Rondenay à Vitry-sur-Seine. C'est celle-là qu'il faut mettre dans la lettre !

— T'énerve pas ou j'arrête. Et pourquoi tu veux dire qu'elle est longue, on voit bien que t'en es jamais sorti. T'es sûr d'être allé aux États-Unis ?