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— C'est ma jambe.

Pas étonnant. Cette année il s'est privé de cure, et c'est la seule chose qui lui fasse oublier le dernier souvenir de guerre dont il n'arrive pas à se débarrasser.

— T'as mal ?

Il a levé les bras au ciel, et a dit :

— Non. Et ça m'inquiète.

La mère est revenue, radieuse, et elle a dit :

— Cette cure, ça lui fait vraiment du bien, à ton père.

J'ai de moins en moins compris ce qui se passait. Le vieux s'est levé.

Et pour la première fois de ma vie je l'ai vu marcher sans boiter, aller et venir, et passer d'une jambe à l'autre comme Fred Astaire.

— Un vrai miracle, cette cure, il a dit.

* * *

En entrant dans la cour de mon immeuble, je me suis amusé à faire des projets avec la somme qui me reste. J'ai pensé à des vacances illimitées. Quand j'ai allumé la minuterie de mon palier, j'ai pensé à un voyage interminable ponctué de grands hôtels. Dans l'ascenseur, j'ai imaginé une foule de petites choses invraisemblables. C'est seulement quand j'ai tourné la clé de ma porte que j'ai entendu les pas sourds et rapides venant de la cage d'escalier.

Un visage inconnu. D'instinct j'ai su qu'il me cherchait.

Il s'est approché tout près. Le plus possible. Sûrement trop.

Quelque chose s'est passé dans ma tête. Un carrefour entre la surprise qui vient déjà de passer et la peur qui déboule à toute allure. J'ai cru pouvoir prononcer un mot, parlementer, tendre mes paumes nues, et avouer ma fatigue, me livrer à son bon sens et souffler un bon coup avant que tout ça ne s'emballe.

Mais sa main s'est agitée trop vite dans la poche de son imperméable. La mienne a trituré la serrure, la porte a refusé de s'ouvrir.

J'ai fait un geste lent vers lui. Comme pour lui demander d'attendre.

Attendre de comprendre, avant de basculer. Juste un petit instant, un éclat, une bribe de vérité. J'ai eu envie de lui dire qu'on avait tout le temps. Le temps de me dire d'où il venait et qui l'envoyait vers moi. Par simple curiosité.

Lequel veut encore ma peau… ?

Là, j'ai compris là que ça n'en finirait jamais. Que tout était allé trop loin pour se terminer au seuil de ma porte. Qu'après ce festin de hargne, de vengeance et de folie, il y en a encore pour dresser à nouveau la table.

Il a paru surpris, un instant, puis, d'un geste lent il a sorti son revolver muni d'un silencieux.

On remet ça ? On s'en paye une dernière tranche ? Tant pis. J'ai eu envie de le prévenir. Oui, le prévenir, lui dire que foutu pour foutu, j'étais prêt à demander du rab.

Il a armé son percuteur, et j'ai roulé à terre. Je me suis rué vers la cage d'escalier, une balle a sifflé vers mon oreille, j'ai monté les marches en rampant, il m'a suivi, une porte s'est ouverte, au loin, il a tourné la tête.

Tout ça pendant la seconde où il a hésité.

J'ai crié encore, le temps de me jeter sur lui. Nous avons roulé à terre. La minuterie s'est éteinte. J'ai reçu un coup de crosse au sommet du crâne, je n'ai rien senti, je vais le dévorer tel quel, pour ne pas qu'il se reprenne je l'ai poussé dans l'escalier, il a dévalé les marches, je me suis écrasé sur lui, le revolver a tiré en l'air, à portée de ma bouche, j'ai pris son poignet entre mes dents et j'ai mordu le plus fort possible en fermant les yeux, il a hurlé de douleur en lâchant son arme. Mais ça ne m'a pas suffi.

Sans desserrer les dents j'ai saisi le revolver et l'ai jeté loin derrière. Quand j'ai senti ma langue humide de sang, j'ai ouvert la bouche. Il s'est relevé, malhabile, pour courir à l'étage en dessous, dans le noir. Je n'ai pas supporté qu'il m'échappe. Je l'ai rattrapé en plongeant d'un étage.

Je l'ai farci, découpé en lamelles, j'ai haché le tout, je l'ai lardé de part en part, jusqu'à ce qu'il dégorge et rende son jus.

— Pitié ! Je vous en supplie ! Pitié…

Un mot qui a sonné étrangement à mes oreilles. Quand il a vu que je me relevais, tout son corps s'est relâché, comme mort. Son ventre se gonflait convulsivement, et j'ai attendu qu'il retrouve la parole.

— Arrêtez tout… Je vais crever… On m'avait pas dit…

— Dit quoi ?

— Que je devais m'occuper d'un dingue… Vous aviez pas l'air, comme ça, dans la rue… On se méfie pas, on se dit qu'un gigolo c'est tout dans le sourire et dans les bonnes manières… Tu parles…

Je me suis assis dans les escaliers, cloué de surprise. Je n'ai pas bien compris ce qu'il vient de dire. Quelque chose m'échappe… J'ai essayé de rassembler dans ma mémoire toutes les branches de cette meute de voraces qui ont tous voulu leur part du gâteau.

— Parmi ? j'ai dit.

— Hein ?

— Mangini ?

— Connais pas.

— Et Sora, tu connais ?

— C'est qui, cette gonzesse ?

— T'as déjà essayé de me plomber une fois, dans les salons d'en face.

— Comme un con je vous ai raté, alors ce soir, j'ai essayé à bout portant, et c'est moi qui ai failli crever… Dites, on pourrait pas rentrer chez vous, vous auriez pas un peu de désinfectant et une bonne bande de gaze ?

— On te paye en lires ou en dollars ? Réponds, espèce d'ordure !

— Hé… arrêtez de me faire marcher, on me paye en francs, et ça va passer en frais d'hôpitaux…

— Qui t'a payé ?

— J'en sais rien, on connaît jamais la tête des gens pour qui on bosse… J'ai été contacté pour flinguer un petit rital qui fréquente une boîte vers George-V et qui fricote avec une bonne femme de la haute. Je l'ai suivie, elle est venue vous prendre à la boîte et vous êtes allés passer un moment dans un appartement, rue Victor-Hugo. Vous êtes rentré chez vous, c'est là que j'ai repéré cette terrasse. Ça s'annonçait pas trop mal, alors je me suis dit : « Pourquoi pas tout de suite ? » À chaud…

— Et après ?

— Après vous avez disparu. Et j'ai attendu votre retour. Parce que le contrat tient toujours. Enfin, je veux dire… Il tenait, toujours…

La minuterie de la cage d'escalier n'arrête plus de s'éteindre. Au-dehors, sur le palier, rien. Pas un bruit. Ni même un regard curieux. J'aurais pu déchiqueter ce gars et laisser sa carcasse près du vide-ordures sans que personne ne s'en émeuve.

J'avais chassé tout ça de ma mémoire. C'est à cause de ce silencieux que j'ai quitté la France. Je pensais bien en avoir fini. Il faut que je sorte d'ici. Fuir encore. Je range le revolver dans ma ceinture. Pourquoi l'ai-je aidé à écrire cette lettre ?

— T'as une voiture ?

— Heu… Oui… Un cabriolet 504 bleu, ça ira… ?

Nous sortons. Sa voiture est garée deux rues plus loin.

— Pour ce qui est du contrat, en ce qui me concerne, je décroche et je rembourse. On va où ?

— Toi tu vas nulle part.

J'ai tendu la paume. Il y a déposé ses clés. Sans me demander où il avait une chance de la retrouver.

Je démarre et m'engage rue de Rivoli.

Le Up ouvre à peine, on me fait entrer, on me reconnaît, le patron me sourit.

— Tou as réfléchi, ragazzo ? Tou cherches dou travail ?

— Je veux voir Mme Raphaëlle. Tout de suite.

— Calma. Calma, ragazzo. Pour qui tou té prends ?

Je le saisis par la cravate et l'entraîne dans le recoin où j'ai passé un sale quart d'heure, mais les choses ont évolué depuis. Je sors mon arme et lui plante le silencieux dans la gorge. Ses sbires s'agi tent, il leur demande de ne pas bouger, et saisit le téléphone.

— Vous appelez où ?

— Chez elle.

— Dans son studio ?

— Non, chez son mari. On a oun code.

Elle répond, il dit un simple mot et raccroche.

— Elle arrive, dit-il. Ma fais attenzione, ragazzo… Elle a des ennouis, en cé moment.

— Elle va d'abord s'occuper des miens.