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— Il avait des ennemis ?

— Aveva nemici ?

— No ! No !

Énervé, j'ai sorti une cigarette et j'ai attrapé un briquet en plastique bleu qui traînait sur la table.

Après une bonne heure de ce petit jeu de questions sans réponses, le flic en blouson, lassé, a fait glisser l'interrogatoire sur moi, mine de rien. J'ai dit tout ce que je savais de Dario, peu de chose en vérité, et j'ai cru bon d'omettre notre dernière rencontre et l'histoire de la lettre. Pourquoi j'ai fait ça ? Pour deux raisons, toutes simples, toutes bêtes : mon serment à Dario de la boucler pour le restant de mes jours. J'ai surtout redouté que le simple fait d'évoquer cette somme d'argent à rembourser d'urgence et cette madame Raphaëlle faisait de moi à coup sûr la piste numéro un de leur enquête. Et moi, je n'ai surtout pas envie d'être une piste.

— Est-ce qu'elle se souvient de la soirée du 22 juillet ? Il a mangé ici, il est sorti vers quelle heure ?

Elle a cherché, longtemps, les larmes aux yeux. Elle avait préparé le dîner, il n'a touché à rien, il est sorti vers vingt heures pour ne plus jamais rentrer, et c'est tout.

— Vous êtes sûre qu'il n'a pas touché à son dîner ? Qu'est-ce que vous aviez préparé ?

J'ai trouvé la question parfaitement anodine, au regard des précédentes.

— Pasta asciutta.

— Ce sont des pâtes sans sauce ou presque, j'ai dit.

Les deux inspecteurs se sont regardés, sceptiques. L'un d'eux m'a expliqué que dans le cas d'un meurtre on fait obligatoirement une autopsie du corps. Avec ce qu'on a retrouvé dans l'estomac de Dario on sait que, deux heures avant de mourir, il a ingéré une ration de pâtes. Et, apparemment, rien d'autre. J'ai failli leur demander quel type de pâtes c'était, mais j'ai pu visualiser un instant le magma gluant qu'on y avait trouvé.

— Il semblerait qu'il les ait mangées ailleurs qu'ici, on a retrouvé aussi du maïs, et une herbe qui pourrait bien être de la menthe.

— Et des pissenlits, aussi, a ajouté l'autre.

— Ouais, des pissenlits. C'est pas ça, la pastachutta, hein ? Demandez-lui si son fils aurait pu trouver ça dans le frigo, un reste, je ne sais pas…

Quand j'ai évoqué le maïs, les pissenlits et la menthe, la vieille m'a regardé comme si je parlais de cyanure. Non, la mère Trengoni n'a jamais préparé ça de sa vie. Aucune Italienne au monde ne mélangerait une horreur pareille. Comment Dario a-t-il pu avaler ça ? Je suis presque sûr que ni l'un ni l'autre de ces ingrédients n'entre dans aucune recette de pâtes. Quelque chose m'échappe.

— Demandez-lui si son fils possédait une arme.

Je connaissais déjà la réponse.

— Et vous, monsieur Polsinelli, il ne vous a jamais montré d'arme à feu, un revolver ? La balle qui l'a tué était une neuf millimètres.

— Je ne l'ai jamais vu avec ça en main, j'ai fait. Et j'y connais rien.

La mère Trengoni en a eu subitement assez, elle m'a dit, dans son patois : « dis-leur d'aller se faire foutre ».

Je n'ai jamais eu de chance, avec cette langue.

Comme s'ils avaient compris, ils sont partis en me disant en aparté que la vieille ne facilitait pas les choses. Ils m'ont remercié à nouveau, ont pris note de mon numéro de téléphone et sont partis vers onze heures du soir. J'allais leur emboîter le pas quand la mère Trengoni m'a retenu par la main rouge et moite qu'elle n'avait cessé de triturer durant tout ce temps. En tête à tête, elle avait envie de me parler de lui dans un jargon qui sonnait de façon de plus en plus naturelle à mon oreille.

— Tu me le donnes à moi aussi, ton téléphone, Antonio… ?

Comment refuser ? Je n'en aurais pas eu le temps, elle m'a tendu un bout de papier et a ouvert le tiroir de la table où j'ai pu voir un monticule de stylos à bille, tous identiques, du même bleu marine que le briquet dont je m'étais servi toute l'après-midi. En y regardant à deux fois, j'ai compris que le stylo que Dario m'avait donné pour écrire la lettre sortait du même tiroir. Elle m'en a tendu un et j'ai griffonné mon numéro. Sur les deux objets, j'ai repéré la même publicité en caractères gothiques : Le Up. Club Privé. Avenue George-V. Le genre d'adresse qui ressemble plutôt au fils qu'à la mère. J'ai rangé le stylo dans ma veste de deuil.

— Dario aurait dû rester avec toi. T'étais un bon copain. Il aurait dû partir à Paris et trouver un métier, plutôt que rester ici, à traîner. Trois mois de ça il m'a dit qu'il voulait retourner chez nous, à Sora, cultiver le petit terrain de vigne qu'on avait. C'était le mieux pour lui. À Paris ou à Sora, mais pas ici. In questa strada di merda

Je suis repassé chez mes parents pour un rapport en bonne et due forme. Ma mère avait préparé un plat de fanes de navets cuites et un reste de petites pâtes en forme de plomb dans un bouillon de poule. Pas eu le courage de faire une vraie sauce, elle a dit. J'ai siroté le bouillon à même la casserole posée sur le poêle à mazout, et mon père a baissé le son de la télé pour ne pas perdre une miette de ce que je racontais. J'ai pris mon mal en patience, j'avais le sentiment que tout Paris m'attendait, que mon costume et ma cravate noirs allaient finir au feu, que j'allais bientôt fermer la parenthèse de cette journée de deuil banlieusard, triste à en crever moi-même.

J'ai raconté sommairement l'entrevue, j'ai demandé au vieux ce qu'était un calibre neuf millimètres, au cas où il s'en souviendrait, mais il n'a pas daigné répondre.

— Le plus marrant c'est que Dario a dit qu'il voulait cultiver la vigne, il paraît que les Trengoni ont un bout de terrain, là-bas ?

— La vigne vers Sant'Angelo ? il a demandé, nerveux.

— Je sais pas.

— Cretino…

J'ai parlé de ces pâtes retrouvées dans l'estomac du mort, et là, le père s'est dressé sur sa jambe valide et a claudiqué jusqu'à moi. Il a ravalé sa surprise, comme si de rien n'était, et m'a demandé de répéter.

— Répéter quoi ?

— Le maïs.

— Bah… oui. Avant de mourir il a mangé un plat de pâtes avec du maïs.

— Et quoi d'autre ?

— Ils ont parlé de menthe… Et de pissenlits.

Il est resté un moment silencieux, concentré, puis il a demandé une chaise et s'est assis face à moi en me donnant l'ordre de cesser une seconde d'avaler cette soupe.

— Maïs, pissenlits et menthe… ? C'est sûr… ?

— Bien sûr… J'avais jamais entendu parler de ça. Hein m'ma ? T'as jamais fait ça, toi ?

Ma mère, inquiète, a juré devant Dieu qu'elle n'avait jamais mis en présence ces trois ingrédients dans une casserole. Elle ne sait même pas ce qu'est la menthe. Elle a tout de suite voulu savoir quel genre de pâtes on avait retrouvé.

— Pasta fina o pasta grossa ?

J'ai répondu ce qu'aurait dit un médecin légiste : va savoir…

Et, brusquement, le père a commencé à marmonner des syllabes sans origine, comme saoul, puis s'est remis à boiter vers le petit buffet pour en sortir la bouteille de grappa. Ma mère n'a pas eu le temps de riposter, il a bu quelques gorgées à même le goulot et s'est figé une seconde pour laisser passer la brûlure. Cette bouteille-là lui est interdite, il le sait, mais ma mère a dû sentir que, ce soir, il ne supporterait pas l'ombre d'une remontrance. Et moi, ça ne me regarde plus vraiment, malgré une réelle curiosité quant à cette subite envie d'avaler quelque chose de fort.