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Le jour se lève et je me pose la même question que les flics banlieusards : qui était Dario ? Le Dario moderne, celui d'il y a trois mois. Celui que j'aurais pu être si ma curiosité naturelle ne m'avait pas poussé hors de la rue Anselme-Rondenay.

En fin de soirée je suis passé chez ma sœur pour lui emprunter sa voiture. Vers minuit j'ai rôdé du côté de l'avenue George-V sans savoir si j'allais m'y arrêter ou pas. Le Up, club privé. Enseigne bleu marine, une porte noire, une sonnette. Dario y avait fait allusion dans sa lettre. Deux mots a priori détestables : club et privé. Sans parler du nom. Ça sonne comme un bar à entraîneuses. La déco intérieure doit être terrible. Et le videur borné. Et les filles tristes. Et les clients ringards. J'ai déjà fait l'état des lieux. Du sur mesure pour Dario.

À tout hasard j'ai gardé mon costume de deuil et ma cravate. C'est le genre. J'ai sonné. Les yeux du videur m'ont étudié quelques secondes. Ces gars-là savent à qui ils ont affaire avant même qu'on ait franchi le seuil. Il a juste ouvert, sans un sourire, sans prononcer un mot, et je n'ai pas eu besoin de lui servir la petite phrase que j'avais concoctée. Un vestiaire où je n'ai rien laissé. Un premier bar, avec deux ou trois types dans le même costume que moi, sans doute la direction, ou des habitués. La déco est effectivement terrible. La musique vient d'en bas. Faible ronron de variétés. Les mains dans les poches, je déboule dans la cave tapissée de rouge, avec des banquettes et des fauteuils, un autre bar, des Japonais, des filles pas plus belles que la moyenne, pas plus sexy. Je pensais que pour donner soif il fallait d'abord donner chaud. Dans un coin un peu reculé je vois cinq ou six quinquagénaires discuter, sans verres et sans filles. Seconde idée reçue, personne ne vient à moi, je pourrais rester planté là longtemps avant qu'on vienne me proposer quelque chose. Je m'assois sur un tabouret du comptoir, le serveur met un bon moment avant de me parler.

— Un bourbon. Sans glace.

— Jack Daniel's, Wild Turkey, Four roses, Southern Comfort.

Ils sont tous à cent quinze balles le verre, autant prendre le meilleur. J'ai descendu la dose en un rien de temps, j'en ai même regretté les glaçons. Puis un second. C'est à la fin du troisième que j'ai fait le calcul : moins trois cent quarante-cinq francs, trente minutes de silence, et je ne sais toujours pas si j'ai bien fait de venir. Entre-temps, des gens sont arrivés, des couples, des touristes, d'autres filles, impossible de dire si elles travaillent ou pas. Personne ne veut m'adresser la parole. Je suis transparent. Invisible. Je n'existe pour personne. L'alcool me monte un peu à la tête, la salle s'anime. Je fais un geste au serveur pour qu'il vienne tendre l'oreille.

— Vous connaissiez un certain Dario Trengoni… ?

Léger mouvement de recul, il regarde dans la salle, pose le verre qu'il essuyait.

— Je ne suis pas ici depuis longtemps. C'était un client ?

— Je ne sais pas.

— Attendez une seconde.

À la réflexion, je me demande si j'ai bien fait, il sort de son bar et se précipite vers les cinq bonshommes assis. Cinq regards synchrones, vers moi. Le barman revient.

— On va se renseigner, bougez pas. En attendant, un petit bourbon ?

— Oui.

Triple dose. Je desserre un peu mon nœud de cravate.

— Regardez à votre gauche, il va y avoir un petit numéro, dans deux minutes.

Un rideau rouge derrière lequel on devine une petite estrade bordée de spots et incrustée de fragments de miroirs. Juste le temps de descendre mon verre et le rideau s'ouvre. Avec l'œil égrillard du barman, j'ai tout de suite pensé à un strip-tease, ringard comme le reste. Et je me suis encore trompé quand le jeune gars est apparu dans le halo d'une poursuite jaune, sous de faibles applaudissements épars. Smoking. Micro. Regards ténébreux. Obscurité dans la salle.

Il y mettait du cœur, le gosse. En commençant par un morceau qui avait su tirer des larmes à ma sœur cadette il y a dix ans, un truc qui disait Ti Amo Ti Amo Ti Amo… et pratiquement que ça pendant trois minutes. Ensuite il a embrayé sur Sei Bellissima… et j'ai compris à ce moment précis qu'il s'agissait d'un vrai rital, à sa manière de faire traîner le Bellissssssima… On s'est retourné vers moi d'un air mauvais quand j'ai éclaté de rire sans le vouloir. Le temps de me reprendre et de voir mon verre plein. Que j'ai séché d'un trait. Quand il a entonné Volare ooooho Cantare, j'ai enfin compris ce que Dario faisait ici. Barman, impossible. Client, improbable. Chanteur. Il avait réussi ce coup-là, jouer le crooner au charme désuet et chanter des standards vibrants, usés jusqu'à la corde, dans un bar à putes. À nouveau j'ai hurlé de rire en essayant de l'imaginer. Je l'ai même remercié tout haut d'avoir poursuivi son rêve de pâmoison, et d'être resté le rital d'opérette qui faisait marrer le quartier.

Dario, je regrette tout ce que j'ai pu dire, t'es allé jusqu'au bout, et moi seul le sais. Tu aurais dû me dire tout ça la dernière fois que je t'ai vu vivant. T'as eu peur d'avoir l'air d'un con. Et tu te trompais…

Une main s'est posée sur mon épaule et ça m'a fait redescendre d'un coup. Un type plus âgé que les autres s'est penché à mon oreille et m'a demandé de le suivre. C'est quand j'ai voulu descendre du tabouret que j'ai réalisé dans quel état j'étais. Deux gars m'ont soutenu par les coudes et je me suis laissé entraîner derrière un rideau. J'ai bien cru que c'était pour m'aider. Ils m'ont assis sur des caisses de bouteilles. Des coulisses, la voix du chanteur résonnait encore plus fort.

— Qu'est-ce que tou loui veux, à Dario… ?

J'ai écarquillé les yeux pour tenter de voir son visage. Les deux autres m'ont lâché.

— … Rien… Il est… Il est mort…

Le trop-plein d'alcool a commencé à bouillonner dans mon estomac.

— Je cherche une… Une madame Rapha… Raphaëlle…

Mes yeux se fermaient tout seuls, mais je me suis efforcé de ne rien rater.

— Pourquoi ?

— Qu'est-ce que ça peut te foutre…

La baffe est partie aussi sec et je n'ai pas su lequel des trois me l'avait mise. Le plus vieux a fouillé dans ma veste, a sorti mon portefeuille et s'est tiré avec. J'ai vomi des gerbes de fiel sur le tissu rouge. On m'a traîné vers un robinet et fourré la tête sous le jet d'eau froide pendant un temps fou. À la longue, ça a refroidi la lave en fusion que j'avais dans le crâne. Ne restait plus qu'un seul de ces types à mes côtés.

— T'es pas un flic. T'es pas de l'autre bord non plus. Qu'est-ce que tu veux ?

— J'étais un copain de Dario.

— Ce gars-là… Un copain… ? Mon cul, oui… C'est moi qui l'ai repéré au dancing Montparnasse, il faisait le taxi-boy, ici on avait besoin d'un gars pour pousser la chansonnette, le patron adore ça, surtout la guimauve ritale. Il s'est pas fait prier, le Dario.

Il a parlé si vite que la moitié m'a échappé.

— Taxi-boy ?

— T'es sûr que t'étais son copain ? Un danseur mondain, si tu préfères. Il aurait peut-être dû y rester, d'ailleurs. Il gagnait plus là-bas en un seul week-end.

— Danseur… ?

— Tu viens d'où toi… ? Ah ça, il avait une belle clientèle, faut dire… Ça se pressait au portillon pour valser avec le Dario, et pas que des rombières. Et on se pressait encore mieux à l'heure de fermeture.