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- Et du côté de Han-Kéou ? demanda Ferral.

- Nous avons reçu des informations cette nuit. Il y a là 22o.ooo sans-travail, de quoi faire une nouvelle armée rouge...

Depuis des semaines, les stocks de trois des Compagnies que Ferral contrôlait pourrissaient à côté du quai somptueux : les coolies refusaient tout transport.

- Quelles nouvelles des rapports des communistes et de Chang-Kaï-Shek ?

- Voici son dernier discours, répondit Martial. Moi, vous savez, je ne crois guère aux discours...

- J'y crois. À ceux-ci, du moins. Peu importe.

La sonnerie du téléphone. Martial prit le récepteur.

- C'est pour vous, monsieur Ferral.

Ferral s'assit sur la table.

- Allô ? Allô oui.

- ...

- Il vous tend une perche pour vous assommer avec. Il est hostile à l'intervention, c'est acquis. Il ne s'agit que de savoir s'il vaut mieux l'attaquer comme pédéraste ou affirmer qu'il est payé. C'est tout.

- ...

- Étant bien entendu qu'il n'est ni l'un ni l'autre. Au surplus, je n'aime pas qu'un de mes collaborateurs me croie capable d'attaquer un homme sur une tare sexuelle qu'il présenterait réellement. Me prenez-vous pour un moraliste ? Au revoir.

Martial n'osait rien lui demander. Que Ferral ne le mît pas au courant de ses projets, ne lui dise pas ce qu'il attendait de ses conciliabules avec les membres les plus actifs de la Chambre de commerce internationale, avec les chefs des grandes associations de commerçants chinois, lui paraissait à la fois insultant et frivole. Pourtant, s'il est vexant pour un directeur de la police de ne pas savoir ce qu'il fait, il l'est plus encore de perdre son poste. Or Ferral, né dans la République comme dans une réunion de famille, la mémoire chargée des visages bienveillants de vieux messieurs qui étaient Renan, Berthelot, Victor Hugo, fils d'un jurisconsulte illustre, agrégé d'histoire à vingt-sept ans, directeur à vingt-neuf de la première histoire collective de la France, député très jeune (servi par l'époque qui avait fait Poincaré, Barthou, ministres avant quarante ans), président du Consortium Franco-Asiatique, Ferral, malgré sa chute politique, possédait à Shanghaï une puissance et un prestige plus grands que ceux du consul général de France, dont il était, de plus, l'ami. Le directeur était donc respectueusement cordial. Il tendit le discours :

J'ai dépensé 18 millions de piastres en tout, et pris six provinces, en cinq mois. Que les mécontents cherchent, s'il leur plaît, un autre général en chef qui dépense aussi peu et fasse autant que moi...

De toute évidence, la question d'argent serait résolue par la prise de Shanghaï, dit Ferral. Les douanes lui donneraient 7 millions de piastres par mois, à peu près ce qu'il faut pour combler le déficit de l'armée...

- Oui. Mais on dit que Moscou a donné aux commissaires politiques l'ordre de faire battre leurs propres troupes devant Shanghaï. L'insurrection ici pourrait alors mal finir...

- Pourquoi ces ordres ?

- Pour faire battre Chang-Kaï-Shek, détruire son prestige, et le remplacer par un général communiste à qui reviendrait alors l'honneur de la prise de Shanghaï. Il est presque certain que la campagne contre Shanghaï a été entreprise sans l'assentiment du Comité Central de Han-Kéou. Les mêmes informateurs affirment que l'état-major rouge proteste contre ce système...

Ferral était intéressé, quoique sceptique. Il continua la lecture du discours :

Déserté par bon nombre de ses membres, très incomplets, le Comité Central exécutif de Han-Kéou entend néanmoins être l'autorité suprême du Parti Kuomintang... Je sais que Sun-Yat-Sen a admis les communistes pour être des auxiliaires du Parti. Je n'ai rien fait contre eux, et j'ai souvent admiré leur allant. Mais maintenant, au lieu de se contenter d'être des auxiliaires, ils se posent en maîtres, prétendent gouverner le Parti avec violence et insolence. Je les avertis que je m'opposerai à ces prétentions excessives, qui dépassent ce qui a été stipulé lors de leur admission...

Employer Chang-Kaï-Shek devenait possible. Le gouvernement présent ne signifiait rien, que par sa force (il la perdait par la défaite de son armée) et par la peur que les communistes de l'armée révolutionnaire inspiraient à la bourgeoisie. Très peu d'hommes avaient intérêt à son maintien. Derrière Chang, il y avait une armée victorieuse, et toute la petite bourgeoisie chinoise.

- Rien d'autre ? demanda-t-il à haute voix.

- Rien, monsieur Ferral.

- Merci.

Il descendit l'escalier, rencontra au milieu une Minerve châtain en tailleur de sport, au superbe masque immobile. C'était une Russe du Caucase qui passait pour être à l'occasion la maîtresse de Martial. « Je voudrais bien savoir la tête que tu fais quand tu jouis, toi », pensa-t-il.

- Pardon, Madame.

Il la dépassa en s'inclinant, monta dans son auto qui commença à s'enfoncer dans la foule, à contre-courant cette fois. Le klaxon hurlait en vain, impuissant contre la force de l'exode, contre le bouillonnement millénaire que soulèvent devant elles les invasions. Petits marchands semblables à des balances, avec leurs deux plateaux au vent et leurs fléaux affolés, carrioles, brouettes dignes des empereurs Tang, infirmes, cages, Ferral avançait à contresens de tous les yeux que l'angoisse faisait regarder en dedans : si sa vie lézardée devait s'effondrer, que ce fût donc dans ce vacarme, dans ces désespoirs ahuris qui venaient battre les vitres de son auto ! De même que blessé il eût médité le sens de sa vie, menacé dans ses entreprises il méditait sur elles et sentait de reste où il était vulnérable. Il avait trop peu choisi ce combat ; il avait été contraint à entreprendre ses affaires chinoises pour donner des débouchés nouveaux à sa production d'Indochine. Il jouait ici une partie d'attente : il visait la France. Et il ne pouvait plus attendre longtemps.

Sa plus grande faiblesse venait de l'absence d'État. Le développement d'affaires aussi vastes était inséparable des gouvernements. Depuis sa jeunesse - encore au Parlement il avait été président de la Société d'Énergie électrique et d'Appareils, qui fabriquait le matériel électrique de l'État français ; il avait ensuite organisé la transformation du port de Buenos-Aires - toujours il avait travaillé pour eux. Intègre de cette intégrité orgueilleuse qui refuse les commissions et reçoit les commandes, il avait attendu des colonies d'Asie l'argent dont il avait besoin après sa chute : car il ne voulait pas jouer à nouveau, mais changer les règles du jeu. Appuyé sur la situation personnelle de son frère, supérieure à sa fonction de directeur du Mouvement Général des Fonds ; demeuré à la tête d'un des puissants groupes financiers français, Ferral avait fait accepter au Gouvernement Général de l'Indochine - ses adversaires mêmes n'étaient pas fâchés de lui fournir les moyens de quitter la France - l'exécution de 40o millions de travaux publics. La République ne pouvait refuser au frère de l'un de ses plus hauts fonctionnaires l'exécution de ce programme civilisateur ; elle fut une exécution rigoureuse, qui surprit dans ce pays où la combine même règne avec nonchalance. Ferral savait agir. Un bienfait n'est jamais perdu : le groupe passa à l'industrialisation de l'Indochine. Peu à peu apparurent : deux établissements de crédit (foncier et agricole) ; quatre sociétés de culture : hévéas, cultures tropicales, cotonnières, sucreries, contrôlant la transformation immédiate de leurs matières premières en produits manufacturés ; trois sociétés minières : charbonnages, phosphates, mines d'or et une annexe « exploitation des salines » ; cinq sociétés industrielles : éclairage et énergie, électricité, verreries, papeteries, imprimeries ; trois sociétés de transports : chalandage, remorquage, tramways. - Au centre, la Société de travaux publics, reine de ce peuple d'efforts, de haine et de papier, mère ou sage-femme de presque toutes ces sociétés sœurs occupées à vivre de profitables incestes, sut se faire adjuger la construction du chemin de fer du Centre-Annam dont le tracé - qui l'eût cru ? - traversa la plus grande partie des concessions du groupe Ferral. « Ça n'allait pas mal », disait le vice-président du conseil d'administration à Ferral qui se taisait, occupé à déposer ses millions en escalier pour y monter et surveiller Paris.